Le monde agricole sous très haute tension

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iconeExtrait de l’hebdo n°3909

Le 60e Salon international de l’agriculture s’est ouvert le 24 février dans un climat électrique. Le président de la République a tenté de calmer le jeu en annonçant plusieurs mesures. La CFDT-Agri-Agro entend profiter du Salon afin de mettre en débat un certain nombre d’enjeux majeurs pour le secteur et ses travailleurs, et porter ses revendications.

Par Emmanuelle Pirat— Publié le 27/02/2024 à 13h00

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© Alexandra Bonnefoy/RÉA

Des dizaines de tracteurs postés, des centaines de cars de CRS qui encerclaient l’immense Parc des Expositions de la porte de Versailles, à Paris… Le Salon international de l’agriculture (SIA) s’est ouvert, samedi 24 février, dans un climat de tension jamais atteint. Au point que l’entrée du public a dû être retardée de quelques heures, après que des heurts et des bagarres ont éclaté au sein du hall 1. Certes, personne ne s’attendait à une ouverture dans le calme : après les blocages en janvier dernier et un regain de pression ces derniers jours, la colère des agriculteurs n’est pas totalement retombée. Les annonces de Gabriel Attal le 21 février – par exemple la simplification des procédures visant à faire venir des saisonniers étrangers ou la révision du mode de calcul de la mesure d’utilisation des pesticides – n’ont pas satisfait les principaux syndicats d’agriculteurs (FNSEA, Jeunes Agriculteurs, Coordination rurale et Confédération paysanne).

Surenchère syndicale

Il faut dire que ce Salon de l’agriculture (il se tient jusqu’au 3 mars) leur offre une excellente tribune ; non seulement dans la perspective des élections européennes de juin 2024 mais surtout de leur campagne d’élections dans les chambres d’agriculture en janvier 2025, un moment crucial pour leur représentativité. Cet élément de contexte permet de mieux cerner leur besoin de gagner en visibilité, et donc en possibles voix. Les différentes annonces du président de la République depuis la porte de Versailles sont-elles de nature à faire baisser la tension ? Rien n’est moins sûr… Emmanuel Macron a en effet déclaré qu’il entendait inscrire dans la loi la reconnaissance de l’agriculture comme « intérêt général majeur de la Nation », une mesure qui pourrait avoir des impacts juridiques (en simplifiant les procédures permettant d’obtenir des autorisations pour construire des infrastructures comme les mégabassines).

Le président de la République a également annoncé un plan de trésorerie d’urgence et la mise en place de prix planchers garantissant le revenu des agriculteurs. Ces annonces laissent la CFDT-Agri-Agro plus que réservée. « Nous regrettons une nouvelle fois des décisions prises dans l’urgence et sans véritable vision quant à l’avenir de l’agriculture et de l’alimentation, a ainsi commenté Alexandre Dubois, secrétaire général de la CFDT-Agri-Agro. Nous exprimons aussi notre déception, pour ne pas dire notre colère, de n’avoir pas été conviés au rendez-vous avec les acteurs de la filière agricole. Nous espérons que cet “oubli” sera vite réparé. Car sans les salariés, l’agriculture ne peut tout simplement pas exister. »

Quel sera le modèle agricole de demain?

Parce que, justement, la période nécessite de poser les grands enjeux du modèle agricole de demain, et parce qu’il est indispensable d’en débattre démocratiquement, la Fédération Agri-Agro a souhaité organiser une série d’échanges quotidiens sur son stand pendant toute la première semaine du Salon (pavillon 4, allée C, stand 60). Le samedi 24, en ouverture, il a été question d’Europe et de politique agricole commune (PAC) lors d’une table ronde qui a réuni des représentants syndicaux européens partenaires de la CFDT-Agri-Agro dans des programmes de coopération, au sein de l’Effat (European Federation of Food, Agriculture and Tourism Trade Unions).

Les représentants syndicaux européens partenaires de la CFDT dans le cadre de programmes de coopération présents au SIA 2024 autour d’Alexandre Dubois (quatrième en partant de la droite), secrétaire général de la CFDT-Agri-Agro, le samedi 24 février.
Les représentants syndicaux européens partenaires de la CFDT dans le cadre de programmes de coopération présents au SIA 2024 autour d’Alexandre Dubois (quatrième en partant de la droite), secrétaire général de la CFDT-Agri-Agro, le samedi 24 février.© Syndheb

À rebours des discours qui font de la PAC le bouc émissaire des difficultés des agriculteurs, et qui appellent à moins de normes et moins de règles européennes (en limitant la portée du Green Deal, par exemple), la CFDT-Agri-agro et ses partenaires appellent « à plus de coopération. Face aux enjeux de transition, nous devons agir collectivement au niveau européen pour promouvoir une agriculture plus responsable, a déclaré Alexandre Dubois. Le repli sur soi serait la pire des choses. »

Bien sûr, la politique agricole commune n’est pas idéale. Tous les participants au débat ont d’ailleurs souligné la nécessité de revoir les critères d’attribution des aides directes de la PAC, aujourd’hui définis en fonction des superficies des exploitations ou du nombre de têtes de bétail – des aides qui profitent nettement plus aux grosses exploitations qu’aux plus modestes. « Il faut s’attaquer aux déséquilibres du système, a ainsi exhorté Kristjan Bragason, secrétaire général de l’Effat. Il faut à l’avenir réfléchir à la façon dont les fonds publics doivent être distribués, avec d’autres critères pour que les plus modestes puissent survivre dans cette chaîne de valeur. »

L’introduction, dans la dernière version de la PAC (2023-2027), de conditionnalités sociales pour recevoir les aides européennes, mesure vue comme une victoire du mouvement syndical européen, constitue certes une avancée. Même si, comme ont pu en témoigner les différents représentants syndicaux européens, l’opérationnalité de cette mesure n’est pas évidente car il y a trop peu de contrôles et de sanctions en cas de non-respect des normes sociales (contrat de travail digne de ce nom, conditions de travail décentes, etc.). « En Bulgarie, l’application de la conditionnalité sociale s’applique sans sanctions depuis 2023, résume Aneliya Galabova, la présidente du syndicat Podkrepa. Selon le plan stratégique national 2025, une pénalité de 5 % sera appliquée aux agriculteurs qui violent les droits du travail et sociaux des travailleurs. Mais nous doutons de la capacité de l’inspection du travail à suivre l’ensemble des exploitations agricoles. »

La représentante bulgare de Podkrepa, Aneliya Galabova (au micro), et le représentant italien Alberto Kulberg Taub, de la FAI CISL (Fédération italienne de l’agriculture et des activités connexes, de l’industrie alimentaire, forestière, de la pêche et du tabac).
La représentante bulgare de Podkrepa, Aneliya Galabova (au micro), et le représentant italien Alberto Kulberg Taub, de la FAI CISL (Fédération italienne de l’agriculture et des activités connexes, de l’industrie alimentaire, forestière, de la pêche et du tabac).© Syndheb

Menaces sur le contrôle des normes

« Le travail irrégulier concerne 32 % de l’ensemble des travailleurs agricoles en Europe », a rappelé Kristjan Bragason. « La conditionnalité sociale des aides doit s’appliquer. Il faut garantir des inspections et des sanctions efficaces, dissuasives et proportionnées. C’est actuellement notre seul instrument pour faire évoluer les pratiques », a ajouté Arnd Spahn, responsable allemand de l’IG Bauen Agrar Umwelt. Mais, aujourd’hui, cette mesure est menacée : le syndicat patronal belge de l’agro-pêcherie vient de demander que la conditionnalité des aides de la PAC soit différée (elle devait être mise en place dans tous les États membres au 1er janvier 2025).

À propos de l'auteur

Emmanuelle Pirat
Journaliste

Ces jours-ci, les 27 ministres de l’Agriculture réunis à Bruxelles ont envisagé un plan de simplification des règles de la PAC. Après des dérogations déjà entérinées au sujet des jachères, d’autres mesures d’allègement des obligations faites aux agriculteurs pour recevoir les aides de la PAC devraient suivre. Ainsi que des allègements des contrôles. Ces annonces vont exactement dans le sens contraire des attentes et revendications des syndicalistes européens. Alors que ces derniers en appellent à des « mesures ambitieuses », c’est tout l’édifice des normes protectrices pour les travailleurs qui est progressivement remis en cause.