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Extrait de l'hebdo n°3970
À Nantes, plusieurs centaines de personnes étaient rassemblées les 13 et 14 juin pour diffuser un message d’espoir : la démocratie est vivante. Le forum coorganisé par le Pacte du pouvoir de vivre et La République des idées a fait salle comble. Entretien croisé avec Christophe Robert et Pierre Rosanvallon, ambassadeurs de l’événement.

« Face à l’impuissance voire au sentiment de paralysie qui s’empare de certains de nos concitoyens, nous voulons montrer que la politique ne se réduit pas au vote. Sur la solidarité, le travail, la santé, les mobilités, l’écologie, nous sommes nombreux à vouloir emprunter d’autres chemins, donner de la voix, trouver des solutions », explique Christophe Robert, porte-parole du Pacte du pouvoir de vivre et délégué général de la Fondation pour le logement des défavorisés. Le message est clair : la démocratie ne va pas de soi, elle est fragile mais vivante. Conçues afin de « se poser et discuter », ces deux journées de réflexion ont été pensées comme un laboratoire « pour tâtonner, réfléchir et se confronter » car « la démocratie implique de se mettre d’accord sur nos désaccords et de comprendre ce qui coince ».

L’un des objectifs de ce forum était de “Réveiller la démocratie, la rendre désirable”. Qu’est-ce qui dysfonctionne dans ce système ?
Pierre Rosanvallon : Il y a plusieurs dysfonctionnements dans la démocratie telle que nous la vivons. En premier lieu, c’est sa temporalité qui pose problème, son intermittence au rythme des élections, alors que les attentes de notre société connectée exigent plus de réactivité. Cela génère beaucoup d’insatisfaction démocratique. Il faut réinventer d’autres rythmes et d’autres formes de proximité avec les citoyens. Cela ne veut pas dire qu’il faille procéder à des élections permanentes, cela n’aurait pas de sens d’élire le Parlement tous les mois (même si cela s’est produit au moment de la Révolution française, puisque le président changeait toutes les semaines…). Ce déficit de démocratie doit se régler par d’autres procédures qui permettent non seulement de choisir des députés ou des gouvernants mais aussi d’effectuer un travail de représentation de la société dans sa diversité. Et ce que nous apprend l’histoire de la démocratie, c’est l’histoire de ses expérimentations. Il est important de connaître ce qui a marché, ce qui n’a pas marché et pourquoi, et de multiplier les expériences. L’idée même de la démocratie est une exploration permanente, nous devons être des explorateurs.
Christophe Robert : En effet, la démocratie n’est pas uniquement un bulletin de vote dans les urnes, cela se vit et se construit au quotidien. Dans une époque troublée par les crises qui se succèdent, nous sentons une forme de sidération qui éloigne les citoyens de la vie politique. Face à des réalités qui ne sont pas visibles dans le débat public, en tout cas pas à la hauteur des dégâts et des souffrances qu’elles provoquent, comment nous, les 65 organisations du Pacte du pouvoir de vivre, les chercheurs de La République des idées et un acteur culturel comme Le Lieu Unique, pouvons refaire démocratie ? Notre projet est de discuter, à partir d’un territoire, du ressenti de chacun et de chercher des solutions concrètes sans attendre le grand soir. De ces échanges peut émerger ce qui est fondamental pour la cohésion de notre société, pour notre planète, afin de décider ensemble des éléments incontournables sur lesquels nous devons travailler.
“(Re)prendre la parole” était une autre question largement posée lors des ateliers. Mais le problème n’est-il pas plutôt d’être entendu ?
Pierre Rosanvallon : Prendre la parole, c’est quand même le point de départ, c’est très important. Ensuite, il faut en effet trouver les canaux qui donnent de la résonance, de l’amplitude, par définition les médias. Une organisation, un livre, une rencontre peuvent aussi être des moyens de rendre publique cette parole afin qu’elle ait une chance de se faire entendre. Autant il y a un côté arithmétique dans la voix des urnes, autant des voix diffuses, comme les cahiers de doléances1, sont plus difficiles à exploiter. Cela a été dit pendant ces deux jours, « Le grand débat national a fait taire ». Car le problème de cette séquence est qu’elle n’a pas été articulée avec une expression générale ni suivie d’une prise en compte politique.
Christophe Robert : Il y a clairement un sentiment largement partagé de ne pas être entendu pour un grand nombre de nos concitoyens dont la réalité quotidienne ne correspond pas aux récits médiatiques ni aux discours politiques. De ce manque de reconnaissance naît une très forte envie de parler, une colère aussi. Pourquoi fournir des efforts si l’on n’est pas entendu, s’il n’y a pas de justice fiscale, environnementale, si l’efficacité de l’action publique n’est pas au rendez-vous ? Il faut créer des espaces où cette parole puisse s’exprimer, comme nous le faisons, comme nous allons continuer de le faire, avec les membres du Pacte du pouvoir de vivre, notamment, afin de recueillir cette parole dans sa diversité. Bien entendu, il faut voir ensuite comment elle peut contribuer à faire évoluer la société.
Votre idée était aussi de faire dialoguer ensemble des intellectuels et des citoyens – contre l’idée reçue, parfois, qu’ils ne se parlent pas ?
Pierre Rosanvallon : Je ne sais pas si c’est une idée reçue, mais il est vrai que les intellectuels – ceux qui écrivent des livres – ont parfois tendance à vivre en vase clos. En face, certains pensent qu’ils ne tiennent pas suffisamment compte de la vie réelle et se limitent à une approche trop théorique. Donc, il faut faire se rencontrer ceux qui expriment directement leur réalité et ceux qui essaient de forger des grilles de lecture et de donner une boîte à outils. Car un intellectuel, c’est un outilleur qui met à votre disposition des outils et qui dit : « Servez-vous ! Il y a des mots et des concepts qui peuvent peut-être vous aider. »
Christophe Robert : L’histoire, la recherche, les sciences sociales mettent des mots sur ce que nous sommes en train de vivre, permettent de donner de la perspective, de croiser des indicateurs. Lors de ce forum, il est ainsi apparu que la société avait progressé sur un certain nombre de sujets tels que le patriarcat, la reconnaissance du genre, les violences. Sans les chercheurs pour les analyser, nous ne verrions peut-être que les crises que nous traversons sans tenir compte de ces évolutions. Ils nous apprennent que ce que nous faisons, en tant que société civile organisée, précède bien souvent les transformations de la société. Débattre, chercher des solutions, aider ceux qui galèrent, protéger la planète finit par produire des transformations sociales. À quelle échéance ? Nous ne pouvons pas le dire mais c’est très encourageant.

La société civile organisée peut aider à changer la société mais la croyance en l’homme providentiel – en l’occurrence, une femme – est toujours très vivace. Comment aller contre cette idée ?
Pierre Rosanvallon : Pour éviter le désenchantement démocratique, il faut démultiplier l’idée démocratique, l’étendre. Car si elle repose sur une élection tous les cinq ans, le risque de déception est considérable, la distance étant fonctionnellement inévitable entre un pouvoir et des citoyens, et certains la cultivant plus que d’autres. La tendance des pouvoirs élus est de dire : nous sommes représentatifs car élus par le peuple. Mais les corps intermédiaires le sont aussi, le syndicalisme est représentatif, les associations sont représentatives, ce sont des formes démocratiques capables de dire ce qu’il se passe sur le terrain, dans les entreprises et de porter une parole collective.
Christophe Robert : Tout au long des ateliers du week-end, il est quand même ressorti une demande très forte de participer à la démocratie. Mais il nous faut changer la façon de la faire vivre : il y a des outils, des référendums, des conventions citoyennes qui montrent que, même sur des sujets extrêmement compliqués, qui touchent à l’intime comme la fin de vie, on arrive ensemble à trouver un chemin. C’est la preuve que ça marche. D’ailleurs, partout où nous créons des espaces pour échanger, les gens s’en saisissent et cela produit des choses intéressantes. Certes, le gouvernement, lui, ne s’en saisit pas forcément. De la Convention citoyenne pour le climat (qui n’a pas été reprise comme elle devait l’être) il reste néanmoins quelque chose, de même que les cahiers de doléances. Tout cela peut apporter des idées nouvelles.
“On est là pour se remonter le moral”, avez-vous dit en inaugurant ces rencontres. Que proposez-vous ?
Pierre Rosanvallon : Nous pouvons retrouver de l’optimisme en approfondissant les conditions dans lesquelles on peut mieux servir et défendre l’idéal démocratique. Il ne suffit pas de dire qu’il est menacé. Il faut le défendre de façon concrète. Ne plus se contenter de démoniser les partis d’extrême droite : cela a fonctionné, ce n’est plus le cas. Il faut avoir une vision plus forte de la démocratie, plus forte que la démocratie de façade des populismes. Et ce n’est pas avec des mots qu’il faut le faire mais avec des actes de reconstruction de la société civile, en montrant que l’on représente vraiment la société, loin des caricatures et des simplifications populistes.
Christophe Robert : Nous avons décidé de ne pas attendre que l’on vienne nous chercher. Face à la fatigue démocratique, aux inquiétudes, aux peurs, à la montée des idées d’extrême droite, au constat que les bonnes initiatives que nous portons ne sont pas assez médiatisées dans le débat public, ce forum constitue une occasion de se ressourcer. Les échos qui nous parviennent montrent que ça fait du bien de voir que nous sommes nombreux, d’horizons et de statuts différents, à partager la même analyse de ce qu’il faudrait pour la société ; c’est réconfortant et cela prouve que nous ne nous trompons pas. Bien sûr, à un moment, nous en appellerons à la responsabilité politique. Mais, déjà, nous pouvons faire démocratie ensemble.