Extrait du magazine n°518
Journaliste grand reporter au quotidien Libération pendant trente-quatre ans, Prix Albert-Londres en 1988 pour l’ensemble de ses articles sur le procès de Klaus Barbie, mais aussi romancier plusieurs fois primé, Sorj Chalandon se découvre plus intimement dans son dernier ouvrage, Le Livre de Kells. Il y évoque notamment ses années Mao. Rencontre avec un homme sensible, une immense plume et le témoin privilégié d’une époque.

Revenons sur votre enfance, indispensable étape pour vous comprendre. Une enfance faite de coups, de violences, de manques. Votre enfance, c’est l’obscurité, dites-vous…
Oui, mon enfance, c’était le « rien » : pas d’amour, pas de tendresse, pas de contacts à part les coups… Mais aussi pas de livres, pas de musique, pas de culture… Mon père est mort il y a quelques années dans un hôpital psychiatrique mais, aujourd’hui, il aurait été le chef des complotistes : tout ce qui venait de l’extérieur était mauvais, tout ce qui était dit à la radio et à la télé était nul, ou alors il prétendait qu’il en était à l’origine. Lui seul avait la vérité. Il haïssait tout, tout le monde, à part lui-même. D’ailleurs, nous n’avions que deux livres à la maison : une biographie d’Adolf Hitler et un livre sur les Waffen SS. Les autres étaient interdits. Il était même hors de question d’en rapporter de la bibliothèque. Quand tu es élevé là-dedans, c’est extrêmement difficile de se construire, de se faire une opinion, de voir où est le bien, le mal, la vérité… Alors, quand j’ai eu 17 ans, je me suis enfui. C’était une question de vie ou de mort…
C’est ce que vous racontez dans Le Livre de Kells (lire encadré). Vous rêviez de rejoindre Katmandou, ce sera Paris. Et vous allez vivre dans la rue pendant presque un an…
Ce n’est même pas Katmandou que je visais. Je visais loin, le plus loin possible au monde, un endroit où il y aurait de la musique, de la vie, de la jeunesse, où j’échapperais à mon père. Mais ça ne sera pas ça. Je me suis retrouvé à dormir dans la rue, sous des ponts ou des porches, dans des squats… Le vrai problème, c’était la solitude. Au-delà de la faim, du froid, je crois que je n’ai jamais été aussi seul. Tu deviens le mur, tu deviens le trottoir, tu perds ton éclat, ton regard. J’avais espéré trouver une fraternité de rue mais, en fait, non, pas une seconde ! Plusieurs fois mes affaires ont été volées, mon sac fouillé ; une nuit où je dormais dans une rame de train, j’ai échappé à une agression…
Et finalement vous rencontrez un groupe de jeunes militants de la Gauche prolétarienne (GP) qui distribuent le journal La Cause du peuple. C’est une période très violente mais aussi d’émancipation, de découverte de la culture…
Oui, c’est allé de pair. On faisait le coup de force, on fabriquait des explosifs ou des barres de fer à partir de pieds de table, on allait régler leurs comptes à ceux qui, à nos yeux, opprimaient : le petit patron qui ne payait pas, le chef d’atelier qui humiliait… On disait : « Pour un œil, les deux yeux. Pour une dent, toute la gueule. » On combattait toutes les formes de racisme et d’humiliation.
“Nous les Mao-Spontex, voulions que les opprimés relèvent la tête…
Nous, les « Mao-Spontex », nous voulions que les opprimés redressent la tête. Ça m’allait bien. Et en même temps, grâce à eux, j’ai découvert la beauté. Je suis entré dans un musée pour la première fois, j’ai découvert le cinéma, les livres, j’ai repris des études. En sortant de cette enfance, sans aucun repère, j’aurais pu tomber sur autre chose, une autre secte… Mais j’ai eu la chance immense de tomber sur ces gens qui m’ont redonné une dignité, une culture. Avec eux, j’ai tout réappris.
Et puis il y a la mort de Pierre Overney1… et là, vous décidez de cesser la lutte. Vous suivez ceux qui vont créer le quotidien Libération…
À la mort de Pierre, nous avons compris que nous faisions fausse route, que la violence nous menait dans l’impasse. La GP a été dissoute. Cela a marqué la fin du gauchisme et le refus de la lutte armée.
On avait pensé – et c’est l’erreur immense – s’inscrire dans la suite du mouvement de la Résistance française, on avait cru que nous étions les nouveaux partisans. Ce slogan, « CRS, SS », que je réprouve, dit bien cet imaginaire d’alors : si eux, les policiers, étaient les SS, alors nous étions les résistants.
Et puis il y a aussi eu la grève des ouvriers de l'entreprise horlogère Lip, en 1973, qui a démontré qu’il était possible de faire avancer les choses sans violence, avec des démocrates, des chrétiens, des syndicalistes… La remise en cause a été immense, traumatisante pour beaucoup. J’ai suivi ceux qui, préférant le stylo, qui est une arme aussi, ont décidé de créer Libération…
Toute votre vie a été marquée par la violence. D’ailleurs, vous choisissez de devenir correspondant de guerre. En Irlande, au Liban, en Iran et en Irak, en Afghanistan… Pourquoi ce choix ?
Je voulais épuiser cette violence que je ressentais en moi, et revenir en paix. Pour cela, et peut-être que j’ai eu tort, je ne sais pas, il fallait que je sois confronté au pire. Et pour être père aussi. Pour ne pas reproduire… Par chance, j’ai eu trois filles ! Ouf ! [rires]
En 2005, vous publiez Le Petit Bonzi, votre premier roman… Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ?
Je ne me suis jamais dit, « je veux être écrivain ». Dans Le Petit Bonzi, ce que je voulais, c’était simplement raconter la violence, la douleur d’être un enfant bègue. J’avais été bègue enfant et je voulais dire comment on souffre, des moqueries, des humiliations… Et j’ai aimé écrire.
Vous dites aussi que l’écriture vous a permis de vous « laver du journalisme ». C’est-à-dire ?
En tant que journaliste, vous ne pouvez pas dire « je », vous ne pouvez pas partager vos émotions. Quand je suis dans le camp de Chatila2pour Libération, je ne peux dire que ce que je vois, pas ce que je ressens.
Je ne peux pas pleurer, il faut que je parle des larmes des autres. En tant que journaliste, on s’efface complètement derrière son sujet. Donc si je veux pleurer, il faut que je trouve un autre moyen :
la fiction. Aussi, dans Le Quatrième Mur, je peux avoir cette liberté de redonner vie à cette jeune fille massacrée découverte dans le camp de Chatila, je peux lui réécrire une histoire, un autre destin…
Est-ce qu’au fil de ce parcours, vous avez réussi à faire la paix avec vous-même ?
Je n’ai jamais été en guerre contre moi mais contre mon père, contre la violence de mon père. L’essentiel, aujourd’hui, c’est que je suis vivant ! Vivant !