Une voix en résistance

iconeExtrait du magazine n°503

Née en Iran, exilée en France en 2008, l’actrice et chanteuse franco-iranienne Golshifteh Farahani est, depuis septembre 2022, l’une des porte-voix les plus fortes du mouvement « Femme, Vie, Liberté ». Elle témoigne sans relâche pour que le cri et l’appel des Iraniennes réveillent nos consciences et ne se perdent pas dans le vacarme ambiant.

Par Emmanuelle Pirat— Publié le 03/05/2024 à 09h00

Golshifteh Farahani
Golshifteh Farahani© Joël Saget

Vous avez grandi en Iran, à Téhéran, dans une famille d’artistes opposants à la monarchie puis au régime des mollahs. Vous étiez une enfant très rebelle, comme vous le racontez dans le livre choral Nous n’avons pas peur (lire ci-dessous). À 16 ans, par exemple, vous vous rasez la tête et vous vous faites passer pour un garçon…

En Iran, naître femme signifie que l’on doit résister si l’on veut survivre. Dans l’enfance, je ne m’en rendais pas forcément compte. Par exemple, nous portions le voile mais on ne le voyait pas comme un signe de machisme.

Mon frère avait aussi beaucoup plus de privilèges que ma sœur et moi. Pourtant, on ne se posait pas de questions. J’ai commencé à souffrir de tout cela quand j’ai compris que je n’avais pas le droit de faire du vélo. C’est devenu une bataille.

Il se trouve qu’à 14 ans, on m’a rasé la tête pour les besoins d’un film [Le Poirier, de Dariush Mehrjui]. Alors je suis devenue un vrai garçon manqué. Je sortais la nuit, habillée en garçon, j’étais Amir. Je faisais tout ce qui était interdit… J’avais besoin d’adrénaline…

Un jour, dans la rue, un homme qui trouvait que mon voile n’était pas suffisamment ajusté m’a jeté de l’acide dans le dos. J’avais un sac à dos, ce qui m’a sauvée. J’ai, là aussi, mis du temps à prendre conscience de la portée de ce geste barbare…

Vous avez été actrice et star de cinéma très jeune en Iran. Mais vous avez dû vous enfuir très rapidement, en 2008. Pouvez-vous nous raconter pourquoi ?

J’avais accepté de tourner dans un film du réalisateur américain Ridley Scott, Mensonges d’État, avec Leonardo DiCaprio, et j’étais partie aux États-Unis pour cela. Les autorités l’ont très mal pris. Elles pensaient que j’étais manipulée par la CIA.

Quand je suis rentrée en Iran, j’ai été convoquée par les services secrets. J’ai subi de très nombreux interrogatoires… Ils m’ont confisqué mon passeport. Cela a été un cauchemar pendant des mois. Mais moi, j’étais fière de ce film. Je pensais justement avoir tourné un film qui portait un regard critique sur la politique américaine au Moyen-Orient ! Les autorités, elles, ont interprété le regard de Leonardo DiCaprio sur moi, c’était le regard des États-Unis sur l’Iran.

J’ai pu miraculeusement m’enfuir grâce à un juge, qui était pourtant un des plus effrayants du système judiciaire d’Iran. Mais il était fan de moi. Il m’a rendu mon passeport en me disant : « Partez. Vous avez 24 heures. » J’ai sauté dans un avion.

Après cet épisode, une loi est passée pour obliger chaque artiste iranien allant travailler hors d’Iran à demander une autorisation au ministère de la Culture.

Depuis, vous vivez en France. Mais vous dites combien cette expérience de l’exil est douloureuse…

Oui, quitter son pays est une expérience qui est très difficile à comprendre quand on ne l’a pas vécue. On vous arrache une partie de votre âme… Je suis une âme handicapée pour toujours mais je me dis : on joue autrement, on vit autrement… On peut transformer cette tristesse, cette douleur, dans la création. C’est une blessure éternelle, mais elle peut devenir notre force aussi.

“Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de bruit, pas de voitures qui brûlent, que c’est fini.”

Depuis la mort de Mahsa Amini en 2022, vous vous êtes jetée corps et âme dans la bataille pour porter la voix du mouvement « Femme, Vie, Liberté ».

Comme un grand nombre de personnes de la diaspora iranienne, j’ai senti à quel point il fallait unir nos forces pour porter la voix, ici, de ce qu’on entendait de l’autre côté. Pendant des mois, sur les réseaux sociaux, j’étais un pont. Sur Instagram, certains de mes posts étaient vus par 330 millions de personnes alors qu’il n’y a que 80 millions d’habitants en Iran ! Il faut continuer à parler, à attirer l’attention des médias… S’arrêter d’en parler, c’est condamner ces femmes à l’oubli. 

“Nous serons le caillou dans la chaussure des mollahs.”

La contestation semble aujourd’hui s’essouffler… N’êtes-vous pas inquiète de voir la répression finir de l’éteindre tout à fait ?

Je crois que les révolutions sont très différentes selon les pays. En France, vous pensez que s’il n’y a plus de manifestations dans les rues, alors il n’y a plus rien. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de bruit, pas de voitures qui brûlent, que c’est fini.

En Iran, se déroule une révolution silencieuse. Des femmes continuent d’enlever leur voile, et pas seulement à Téhéran. Des hommes les soutiennent… Or, pour ce régime, le voile, l’oppression de la femme, c’est comme son drapeau, son ADN. En tenant tête et en sortant sans voile, ces femmes ont humilié le régime. C’est un mouvement qui est engagé et qui ne va pas s’arrêter. Un peu à l’image de l’eau salée qui entre dans la terre et qui assèche les racines de la dictature. Tout cela ne se voit pas, mais travaille en profondeur.

Bien sûr, la répression est terrible. Mais je vois le régime actuel comme un monstre sans jambes. Il ne pourra plus aller très loin.

Le régime dispose d’atouts géopolitiques de taille pour tenir (rente pétrolière, normalisation et financements émiratis, soutien de la Chine et de la Russie…). Qu’en pensez-vous ?

À propos de l'auteur

Emmanuelle Pirat
Journaliste

Lors d’un échange avec Pierre Haski [journaliste et président de Reporters sans frontières], à l’occasion de la publication de notre ouvrage collectif, il évoquait cette question. Mais il nous disait aussi qu’il ne fallait pas négliger ces mouvements spontanés. Personne ne s’attendait à ce que les femmes iraniennes osent descendre dans la rue, enlèvent ou brûlent leur voile en criant : « Femme, vie, liberté ! » Comme personne n’avait imaginé que le jeune Tunisien qui s’est immolé par le feu allait déclencher les Printemps arabes. Les révolutions peuvent naître d’un grain de sable… Nous serons le caillou dans la chaussure des mollahs.

16 témoignages

Elles sont seize. Seize femmes. Seize voix qui s’élèvent pour ne former qu’un seul cri: « Nous n’avons pas peur », face au régime des mollahs d’Iran. Certaines de ces femmes sont en exil. D’autres en prison n’ont pu transmettre leur texte qu’au prix d’une incroyable volonté et ténacité. Leurs témoignages n’en sont que plus précieux et plus bouleversants. Deux de ces femmes sont Prix Nobel de la paix: Shirin Ebadi (prix reçu en 2003) et Narges Mohammadi (en 2023). Une autre est actrice, Golshifteh Farahani. D’autres encore sont juristes, journalistes, maire d’une grande ville
en Allemagne… Chacune évoque son parcours, sa lutte.

Cette œuvre chorale parle d’une vie sans droits contrôlée par la police des mœurs, d’humiliations, de mise sous tutelle et de détresse économique. Mais il y est aussi question de la nouvelle génération, de l’élan du mouvement de contestation « Femme, Vie, Liberté », de la foi, inébranlable, dans la force et la résilience du peuple iranien. De la douleur à l’espoir, on passe d’un sentiment à l’autre en lisant cet ouvrage nécessaire.

Natalie Amiri et Düzen Tekkal. 
Traduit par Mathilde Ramadier, 
208 pages, éditions du Faubourg.
Natalie Amiri et Düzen Tekkal. Traduit par Mathilde Ramadier, 208 pages, éditions du Faubourg.