Extrait du magazine n°514
Né à New York en 1955, Douglas Kennedy est un écrivain qui explore les tourments de l’âme humaine avec un sens du récit et du suspense jubilatoire. Ses dernières œuvres se concentrent sur les fractures de la société américaine. Rencontre.

Vous dites que vous avez voulu devenir écrivain le jour où vous avez appris que votre père avait été un agent de la CIA ? Racontez-nous…
La littérature et l’écriture, chez moi, ont des racines dans l’enfance… Je me souviens qu’à l’âge de 8 ans, j’avais demandé à pouvoir aller à la bibliothèque proche de notre quartier, à New York, dans l’Upper West Side. C’était mon échappatoire… Car dans l’appartement familial, j’étouffais.
Le mariage de mes parents a été catastrophique, émotionnellement très violent, avec des disputes incessantes. Donc je partais me réfugier à la bibliothèque. J’y ai découvert le monde des livres, une révélation ! À 9 ans, j’ai d’ailleurs écrit une nouvelle, et ma professeure m’a dit : « Douglas, vous serez médecin ou écrivain… Vous avez du talent ! »
Et puis, des années plus tard, en effet, il y a eu cette soirée avec mon père ; j’avais 19 ans, c’était la veille de mon départ pour Dublin, où je m’apprêtais à vivre une nouvelle vie, loin des États-Unis et de la pression familiale – mon père voulait que je devienne avocat ou homme d’affaires ! Ce soir-là, après plusieurs Sakatini (un cocktail détonnant de saké, Martini et vodka), il m’a confié des choses qu’il n’avait jamais dites auparavant. Le fait qu’il ait survécu au massacre d’Okinawa, pendant la seconde Guerre mondiale, ou son rôle comme agent de la CIA, au Chili, en 1973… Ce qui, en effet, m’a inspiré en tant qu’écrivain. Le thème de la double vie est souvent présent dans mes romans.
C’est donc en Europe que vous vous affirmez en tant qu’écrivain ?
Mes onze années à Dublin ont été cruciales. C’était une vie de bohème, une vie qui m’a permis de couper les ponts avec les États-Unis. C’est là que j’ai commencé à trouver ma voie comme écrivain.
J’y ai fondé une compagnie de théâtre, puis je suis devenu directeur de théâtre, journaliste, j’ai aussi écrit des pièces, pour le théâtre, pour la radio… Puis, une pièce qui n’a pas du tout marché.
C’est à Dublin aussi que j’ai commencé à écrire mon premier roman, Cul-de-sac, en 1993 [dont le titre a ensuite été changé pour Piège nuptial].
“Les Américains ont été capables d’élire un président reconnu coupable de 34 chefs d’accusation, condamné pour agression sexuelle, qui a orchestré un coup d’État… C'est hallucinant.”
Vous êtes américain, mais vous avez un passeport irlandais et vous vivez entre Paris et Berlin… Qu’est-ce qui vous a fait choisir Paris ?
Honnêtement ? C’est le cinéma ! Pour moi, Paris, c’est la Cinémathèque française, mais aussi le Duc des Lombards [célèbre club de jazz] ou la Philharmonie, que j’adore ! Il y a une citation du grand écrivain américain John Updike, que j’aime beaucoup : « La célébrité est un masque qui ronge le visage. » Mais, à Paris, je peux vivre ma vie tranquillement, en passant un peu sous les radars. Cela me convient parfaitement. Tout l’inverse de New York, où j’ai vécu des années. Là-bas c’est 1000 % de l’ambition, le succès, les gens cherchent la lumière. Mais vous connaissez la phrase : « If you’re in the bright light, you see shit [Si vous êtes dans la lumière vive, vous n’y voyez que dalle]. »
Qu’éprouvez-vous face à la politique de Donald Trump ?
Je suis triste… Ce que je ressens, c’est une peine immense. Ce qui arrive est vertigineux. Regardez son gouvernement, les gens dont il s’est entouré, tous plus fous les uns que les autres… Et tous les jours de nouvelles annonces, dans tous les sens. J’adore mon pays, je suis très fier de beaucoup de choses américaines, mais là, je ne peux que constater que nous, les Américains, avons produit cela.
Thomas Jefferson, qui a rédigé notre Déclaration d’indépendance en 1776 [et qui fut le troisième président des États-Unis], disait : « Le gouvernement que vous élisez est celui que vous méritez. » Les Américains ont été capables d’élire un président reconnu coupable de 34 chefs d’accusation, condamné pour agression sexuelle, qui a orchestré un coup d’État [6 janvier 2021, assaut du Capitole]. C’est hallucinant. Je n’ai pas d’autre mot.

“Aujourd’hui, il y a véritablement deux Amériques qui se détestent.”
Dans vos derniers livres (Les hommes ont peur de la lumière ; Et c’est ainsi que nous vivrons), vous explorez les fractures de la société américaine mais aussi la montée des fanatismes… Pensez-vous que le divorce tel que vous le décrivez, où deux Amériques s’affrontent littéralement et font sécession, est possible ?
C’est une hypothèse qui me semble de plus en plus plausible avec Trump ! Aujourd’hui, il y a véritablement deux Amériques qui se détestent. Regardez où sont les centres financiers et économiques dans ce pays. Sur la côte ouest, la Californie représente la cinquième économie du monde, avec ses 45 millions d’habitants.
Sur la côte est, New York, centre de la finance mondiale. Les deux côtes sont globalement progressistes. Au milieu, il y a ce que l’on appelle les Flyover States, les États que l’on ne fait que survoler et qui sont globalement trumpistes.
Alors bien sûr, il ne faut pas tomber dans les clichés – et j’en ai horreur ! Dans les États rouges [républicains], il y a des démocrates, et inversement. Mais pour mon livre, j’ai vraiment exploré une idée extrême, celle d’une nouvelle guerre de Sécession, pour voir jusqu’où cela pouvait nous mener.
Vous vouliez tendre un miroir, montrer vers quoi vont les États-Unis, à quoi pourrait ressembler ce pays dans dix ans ?
Non. Je ne me sers pas de mes romans pour donner des leçons. J’aurais l’impression de faire de la propagande. Mais vous remarquerez que dans mon livre, il n’y a pas de « good guy » [bon gars], il n’y a pas d’un côté le bien et de l’autre le mal.
J’ai cherché à comprendre les deux points de vue. Mon espoir, c’est de penser que, dans l’histoire des despotes, depuis Néron, il y a toujours un moment où une erreur est commise. Le franchissement d’une frontière, par exemple. Et qu’à partir de là, tout s’écroule.
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