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Extrait de l'hebdo n°3982

La Fédération Communication Conseil Culture (F3C) réunit de nombreux champs professionnels très exposés à l’arrivée des systèmes d’intelligence artificielle (SIA). Quels impacts peux-tu d’ores et déjà observer ?
Jérôme Morin, secrétaire général de la F3C :
L’arrivée des SIA est désormais une réalité dans tous les champs de notre fédération, et selon un rythme qui connaît une accélération absolument vertigineuse. Qu’il s’agisse des bureaux d’études, de la branche des experts-comptables, des centres d’appels, où les démarchages sont désormais effectués la plupart du temps par des robots… Dans le monde du sport également, l’analyse des données a fait une entrée fracassante tant dans la préparation et la formation des joueurs que dans la conduite des entraînements. La culture et l’information ne sont pas épargnées, ce qui bouleverse le quotidien des interprètes, professionnels du doublage et journalistes. Nous venons de franchir un nouveau cap, ces dernières semaines, avec la présentation d’une actrice américaine totalement générée par l’IA !
Quels sont les impacts sur l’emploi ?
La première grande tendance, c’est que cela impacte d’abord les emplois des cols blancs, à la grande différence des autres révolutions industrielles, qui avaient principalement détruit des emplois d’ouvriers. Dans l’informatique, par exemple, de plus en plus d’entreprises ont annoncé réduire leurs embauches sur les postes liés au codage, tâche de plus en plus souvent confiée à des IA. Chez les prestataires télécoms et dans les centres d’appels, ce sont les postes qui avaient été précédemment délocalisés à l’étranger (notamment dans les pays du Maghreb) qui risquent d’être impactés en premiers. Au point que l’on peut craindre la disparition de cette branche.
Un article du Monde parle de “jobs apocalypse” aux États-Unis1. La direction du cabinet de conseil Accenture, quant à elle, vient d’annoncer un plan de réduction de 11 000 emplois dans le monde, en précisant que tous les salariés qui ne parviendront pas à s’adapter à l’IA seront mis dehors… Que penses-tu de telles annonces ?
Je crois qu’il faut d’abord y voir un phénomène d’investisseurs, qui répond à des enjeux boursiers. Aujourd’hui, toutes les entreprises qui n’affichent pas leur ambition en matière d’investissements dans l’IA risquent de dévisser en Bourse. Elles sont soumises aux pressions des actionnaires, pour lesquels ces outils vont faire gagner en productivité ; or, soyons honnêtes, c’est la seule chose qui les intéresse. Ces annonces constituent donc surtout un signal qui vise à rassurer les actionnaires. Cela étant dit, elles soulignent l’enjeu à maîtriser ces transformations. La vitesse avec laquelle s’installent ces technologies est telle qu’elle rend difficile leur appropriation par les salariés. Il y a donc là, pour les syndicalistes, un réel enjeu à négocier un accompagnement dans les transitions professionnelles et les reconversions.
Quels sont les enjeux, syndicalement parlant ?
Ils sont nombreux ! L’arrivée des SIA pose un enjeu d’intensification du travail et un enjeu de surveillance de l’activité des salariés. On observe aussi un enjeu d’égalité entre femmes et hommes car les études montrent que les métiers féminins sont plus impactés. Ensuite, dépassant largement le seul monde du travail, il existe des enjeux autour de l’éthique, des impacts environnementaux de ces technologies. (Une requête sur ChatGPT nécessite une consommation d’énergie nettement supérieure à celle d’une recherche sur Google, par exemple.) Sur ce point, notre réseau des Sentinelles vertes a déjà fourni un gros travail d’appropriation et de sensibilisation de nos militants. Plus largement, nous alertons sur un risque démocratique si ces technologies ne sont pas davantage régulées.
À quel niveau la F3C peut-elle agir ?
J’en vois plusieurs. Au niveau macro, la CFDT s’est prononcée en faveur de la négociation d’un accord national interprofessionnel. Mais c’est aussi au niveau des branches et des entreprises que nous devons imposer le dialogue social. Il nous faut pousser la négociation d’accords et ne pas nous contenter de chartes, comme on le voit trop souvent. Ces accords devront apporter une vigilance particulière non seulement aux aspects éthiques mais aussi aux aspects santé et conditions de travail, en observant les incidences des outils numériques dans ces domaines. Par ailleurs, la phase de renouvellement des CSE dans laquelle nous allons entrer peut représenter une opportunité pour négocier la création de commissions numériques & IA. Trop d’entreprises ne remplissent pas leurs obligations de consultation des CSE dès lors qu’elles implémentent une nouvelle technologie.
La semaine dernière, la Fédération Communication Conseil Culture a soufflé ses vingt bougies… Quels défis pour la suite ? Comment vois-tu la F3C dans vingt ans ?
Si nous faisons abstraction du cadre politique, dont dépendra la suite, bien entendu, nous souhaitons poursuivre dans la dynamique engagée pendant ces vingt premières années : lors de ces deux décennies, nous avons su évoluer, nous remettre en question, nous adapter aux mutations du monde du travail. Nous avons su sortir du cadre de nos pratiques habituelles. Par exemple avec la création du réseau des Sentinelles vertes, dans lequel nous impliquons directement nos adhérents – toutes ces personnes qui n’étaient pas forcément prêtes à prendre un mandat mais qui pouvaient mettre leur expertise et leurs connaissances au service de notre organisation. Nous souhaitons garder cette ouverture, notamment vis-à-vis des jeunes, qui sont, comme le précise notre texte d’orientation générale votée au congrès de Metz (juin 2025), notre priorité. Mais aussi vis-à-vis des élus sans étiquette, car nous considérons qu’il y a là un vivier considérable… Nous voulons donc continuer à expérimenter et à proposer d’autres manières de militer. Cette ouverture préservera notre capacité à nous adapter.