Le combat syndical en exil

icone Extrait du  magazine n°515

Réfugiés en France et aux États-Unis depuis 2021, les responsables syndicaux de la Nuawe continuent de lutter pour les droits des travailleurs et des femmes en Afghanistan. Ils espèrent revoir un jour leur pays, aujourd’hui sous le joug des talibans.

Par Anne-Sophie BallePublié le 04/07/2025 à 09h09

L’arrivée des talibans au pouvoir a créé le chaos, poussant des milliers de familles afghanes à fuir le pays. Kaboul, 19 août 2021.
L’arrivée des talibans au pouvoir a créé le chaos, poussant des milliers de familles afghanes à fuir le pays. Kaboul, 19 août 2021.© Victor J. Blue / Nyt-Redux-RÉA

Leur vie, comme leur pays, est une succession de moments de bascule. La dernière fois, c’était en octobre2021, lors de leur exfiltration, menée conjointement par les organisations syndicales françaises (CFDT, CGT, FO), la Confédération syndicale internationale et le ministère des Affaires étrangères.

De ce moment-là, les syndicalistes afghans ne gardent que la peur d’être découverts par les talibans et l’angoisse de ne jamais revoir leurs enfants –qui ne pourront fuir avec eux et ne les rejoindront que huit mois plus tard, à la faveur d’une seconde opération d’exfiltration. Menacée de mort à cause de son engagement pour les droits des femmes et de ses prises de parole publiques, Habiba Fakhri, vice-présidente du syndicat Nuawe1, aujourd’hui réfugiée à Angers (Maine-et-Loire), se remémore ces moments douloureux: « Nous sommes restés cachés pendant des semaines jusqu’à notre départ, le 6octobre. »

Habiba Fakhri, vice-présidente du syndicat Nuawe, avec sa fille Safa.
Habiba Fakhri, vice-présidente du syndicat Nuawe, avec sa fille Safa.© Joseph Melin

Sa dernière image de Kaboul, avant de devoir se cacher sous terre, ce sont les cris des femmes bloquées aux portes de l’aéroport, ce jeune tombé du ciel en tentant de fuir le pays par le dernier avion et les visages de ses collègues syndicalistes, qu’elle ne reverra plus.

“Des sessions de formation et des programmes de sensibilisation axés sur l’égalité, la sécurité au travail et la protection contre le harcèlement étaient régulièrement organisées.”

Tamim Sediq, ancien responsable de la communication et des relations internationales de la Nuawe, réfugié aux États-Unis

Avant que le pays ne bascule dans l’obscurantisme, à l’été2021, ces responsables syndicaux œuvraient au développement des droits des travailleurs, en particulier les droits des femmes, pour qui un département spécifique avait été créé. « Des sessions de formation et des programmes de sensibilisation axés sur l’égalité, la sécurité au travail et la protection contre le harcèlement étaient régulièrement organisées, développe Ahmad Tamim Sediq, ancien responsable de la communication et des relations internationales de la Nuawe, réfugié aux États-Unis. Notre but était d’autonomiser les travailleuses. »

Désormais, l’Afghanistan s’apparente à un pays-prison, où les femmes sont effacées de l’espace public, interdites de tout, et où toute activité syndicale est devenue impossible.

Pourtant, la résistance des membres de la Nuawe s’organise, de manière silencieuse, clandestine.

Depuis Nancy, où il a trouvé refuge avec sa famille, son président, Maroof Qaderi, organise des réunions confidentielles en visio, reçoit et diffuse les rapports des syndicalistes sur l’état du pays ; il maintient le lien autant que possible via un groupe WhatsApp baptisé « Fraternité, Égalité, Solidarité », en référence à la devise de son pays d’adoption. « Mais nous devons rester très vigilants, supprimer tout message dès qu’il a été envoyé car plusieurs membres de nos bureaux en province, qui avaient une activité sur les réseaux sociaux, ont été traqués et emprisonnés par les talibans. L’un d’eux a été tué il y a deux mois », explique Maroof.

Malgré le danger, il nourrit toujours l’espoir de retourner à Kaboul : « La guerre ne pourra pas continuer indéfiniment, et je garde l’espoir que le syndicalisme renaîtra un jour là-bas.  Jusque-là, je resterai la voix de l’Afghanistan en exil. »

L’espoir, que l’on dit indestructible, les femmes s’y accrochent, elles aussi, avec l’aide d’Habiba, qui a créé son association, Bahar, en août dernier. Bahar – « printemps » en persan – vient après la rigueur de l’hiver. « Bahar est devenu mon combat », dit Habiba, qui organise des cours clandestins en ligne avec ses filles et offre, par ce biais, un soutien moral aux femmes afghanes. « Beaucoup ont le sentiment d’être abandonnées à leur sort. Cette association est donc aussi pour nous un moyen de sensibiliser l’opinion publique, de créer un pont entre elles et le monde, pour que ce monde ne les condamne pas à l’oubli », poursuit Safa, l’une de ses filles.

Trouver un sens, se reconstruire

Habiba rêve elle aussi du jour où elle rentrera à Kaboul. « Je suis née là-bas, j’y ai grandi et je me suis émancipée en tant que femme et en tant que syndicaliste. Alors si la situation s’améliore un jour, je pourrais bien repartir là-bas, mais je n’oublierai jamais la France et ce que je lui dois. L’Afghanistan est ma mère, mais la France est ma maison. »

Quatre ans ont passé depuis que ces personnes ont été arrachées à leurs terres. Pourtant, aucune d’elles n’a vraiment guéri de l’exil… « Physiquement, on parvient à se reconstruire, une fois passé le stress post-traumatique. Mais, émotionnellement, l’exil laisse une marque qui ne s’efface pas. Vous portez la perte de votre maison, de votre but, parfois même de votre identité. Chaque étape que vous franchissez ici est marquée par le souvenir de ce que vous avez laissé derrière vous. On ne se rétablit jamais complètement, on s’adapte », confie Ahmad Tamim Sediq.

Poursuivre son combat syndical sous une nouvelle forme, encadrer les autres à distance, tels sont les moyens grâce auxquels il essaye de trouver un sens à l’exil.

Maroof Qaderi voudrait, lui aussi, faire davantage, avec l’aide syndicale internationale, pour ceux restés là-bas : « Je me sens inutile ici, répète-t-il, tête baissée. Mais je n’ai pas le droit d’abandonner. Nous leur devons de continuer et d’être les porte-parole des voix étouffées de l’Afghanistan. Le syndicalisme est pour moi une question de valeur et d’honneur. Et je garde cet espoir qu’avant la fin de ma vie, l’Afghanistan basculera de nouveau dans le bon sens. »

Une situation critique

Principale organisation syndicale d’Afghanistan, la Nuawe, créée en 1964, comptait 161 000 adhérents en 2021, dont 23 000 femmes. Le syndicat a vu tous ses biens, bâtiments et revenus confisqués par les talibans, qui ont désigné un fonctionnaire à sa tête – sans élections. Bien que le pays soit membre des Nations unies et de l’Organisation internationale du travail, les principes fondamentaux de ces deux institutions ne sont plus appliqués : la Constitution afghane a été abrogée, tout comme le code du travail ; l’interdiction du travail des enfants a été abolie, et les femmes sont désormais privées des droits au travail et à l’éducation. Rien qu’en 2025, 170 000 salariés afghans ont été licenciés, les salaires ont diminué de 20 %, et on estime que 97 % de la population vit sous le seuil de pauvreté 2.