La parole libérée

iconeExtrait du magazine n°492

Briser le tabou des violences sexuelles dans le sport, c’est le combat que poursuit la patineuse artistique Sarah Abitbol à travers son association La Voix de Sarah. Après sa biographie, Un si long silence (Plon, 2020), elle présente « Cri d’alerte », une exposition photo pensée pour encourager les victimes à prendre la parole.

Par Guillaume Lefèvre— Publié le 31/03/2023 à 09h00

Sarah Abitbol, ancienne championne de patinage artistique.
Sarah Abitbol, ancienne championne de patinage artistique.© Michel Le Moine

En 2020, vous publiez Un si long silence, livre dans lequel vous révélez les viols que vous avez subis de la part de votre entraîneur lorsque vous aviez 15 ans. Avez-vous le sentiment que les choses ont évolué depuis ?

Dans le sport, il y a un avant et un après Sarah Abitbol. Je précise que ce n’est pas moi qui le dis comme ça, mais cela a permis de lancer notre #MeToo dans le milieu sportif. Depuis, la lutte contre les violences sexuelles progresse. Plus globalement, on observe une prise de conscience collective au sein de la société, et c’est tant mieux. On l’a vu au sein du ministère des Sports avec la mise en place d’une cellule de traitement des signalements des violences.

C’est aussi le travail que je mène auprès du Sénat pour le renforcement du « code d’honorabilité » [pour s’assurer que les salariés et les bénévoles qui font l’objet d’une condamnation pour violences ou agression sexuelle ne puissent plus exercer auprès de mineurs].

Avant que je ne libère la parole, il y avait une omerta dans le sport en général. Je l’ai brisée. Si seulement j’avais pu le faire avant… Il y a encore énormément de travail à faire, c’est loin d’être gagné. Dans certaines patinoires, quand on sait que je viens, c’est parfois difficile d’accéder aux athlètes. Mais je ne lâche rien. Si on me ferme une porte, j’en ouvre une autre. Il est indispensable que partout dans les clubs et les fédérations soient créés des postes de référents éthiques.

Ce combat, vous le menez avec votre association La Voix de Sarah ; par quels moyens ?

Depuis sa création, il y a un an, nous menons des actions de sensibilisation, de prévention et d’accompagnement. Nous allons sur le terrain. Nous multiplions les conférences et les déplacements partout en France. Nous recueillons la parole des victimes et nous les orientons ainsi que leurs parents. C’est aussi important d’accompagner les parents, parce qu’ils sont des victimes collatérales. C’est très dur pour eux, ils se sentent coupables.

C’est pour ça que j’ai tenu à faire intervenir ma mère dans le documentaire Un si long silence. Eux non plus ne sont pas responsables. Il faut en finir avec la honte et la culpabilité. La honte doit changer de camp. C’est aussi pour cela qu’il est essentiel de parler des violences sexuelles avec ses enfants. Il faut dire les choses simplement, dès le plus jeune âge. Je sais que c’est un sujet compliqué à aborder, je suis moi-même maman et je le dis et le répète à ma fille : « Tes parties génitales, c’est ton petit trésor, aucun adulte n’a le droit d’y toucher. » Sur ce sujet, l’école a un rôle fondamental à jouer. Plus on en parlera, plus on aura l’opportunité de sauver des vies. C’est mon combat. On ne se taira pas. On ne se taira plus.

Je veux faire de cette expérience malheureuse une force. Qui mieux que moi pour aller dans une patinoire au-devant des enfants et des adolescents pour leur parler des violences sexuelles ? Pour qu’ils comprennent qu’il ne faut pas avoir honte et qu’ils peuvent s’exprimer.

“Heureusement que j’ai brisé le silence. Si je ne l’avais pas fait, je serais toujours dans cette « antivie »”

Avec votre association, vous présentez l’exposition « Cri d’alerte » ; pouvez-vous nous en parler ?

Il s’agit d’une sélection de vingt clichés qui traitent des violences sexuelles dans le sport. Ce travail existe grâce à ma collaboration avec le photographe Tom Bartowicz. J’ai choisi le support photographique parce que je voulais dénoncer les violences sexuelles par un prisme artistique. L’art, c’est mon moyen d’expression, ma façon de transmettre mes émotions. Cette exposition doit servir à sensibiliser, à prévenir et à protéger nos enfants. Il s’agit à la fois de briser le tabou autour des agressions sexuelles, d’alerter l’opinion publique, de poursuivre le travail de libération de la parole et d’inciter les victimes à parler et à demander de l’aide. Je veux qu’elle soit un outil pour parler des violences et permettre des échanges. Partout, tout le temps. Elle doit voyager le plus possible en France. Cette exposition s’adresse à tout le monde, aux parents, aux grands-parents, aux éducateurs et, bien évidemment, aux enfants. Ce cri d’alerte, il est pour eux. Je veux leur dire : « Vous n’êtes pas seuls. »

1. Institut national du sport, de l’expertise et de la performance.

Ces photographies sont exposées à l’Insep1. Pouvez-vous nous dire ce que cela représente pour vous ?

C’est extrêmement important pour plusieurs raisons. D’abord parce que j’ai eu la chance d’intégrer cette grande institution quand j’avais 17 ans. J’aurais aimé voir ce genre d’exposition à l’époque. Peut-être que ça m’aurait permis de parler, de dire les choses, de briser le silence. Et puis, surtout, quel lieu plus approprié que l’Insep, qui reçoit en son sein toutes les sportives et tous les sportifs, pour accueillir cette exposition ? Quel meilleur lieu que l’Insep, qui réunit tous les sports de haut niveau ? Quel autre endroit que l’Insep quand 50 fédérations sportives sont concernées par les violences sexuelles, avec plus de 900 cas avérés ? Ce combat, c’est pour moi que je le mène, mais c’est surtout pour les autres, pour éviter de nouveaux drames.

Vous vous battez aussi pour l’imprescriptibilité des violences sexuelles.

Oui, c’est indispensable. Il faut que la loi change. Les violences sexuelles doivent être imprescriptibles. Nous vivons avec une amnésie traumatique qui nous hante pendant dix, vingt, trente ou quarante ans et lorsque l’on arrive à mettre des mots et qu’on décide de parler, il est souvent trop tard. Et pendant que nos agresseurs sont dehors, nous, toute notre vie, nous portons ces traumatismes dans nos corps et dans nos âmes.

Depuis que vous avez pris la parole, vous parlez de votre « renaissance ». Pouvez-vous nous expliquer ?

C’est exactement ça. Aujourd’hui, je vis. Comme vous le savez, ça n’a pas été facile de parler. Il m’a fallu trente ans pour pouvoir mettre le mot «viol» sur ce que j’avais vécu, mais depuis que je l’ai fait, depuis que j’ai réussi à parler, depuis que j’ai déculpabilisé, je me sens beaucoup mieux.

Heureusement que j’ai brisé le silence. Si je ne l’avais pas fait, je serais toujours dans cette «antivie». Aujourd’hui, je peux marcher dans la rue, je peux aller dans un centre commercial sans chercher la sortie. J’arrive enfin à prendre un train toute seule. J’arrive enfin à être sur la glace, à rencontrer le public. Je dirais que je suis «guérie» à 70%. Parler, c’était ce qu’il fallait pour aller mieux. Et depuis que je l’ai fait, je reçois des messages remplis de bienveillance: «Vous êtes un exemple», «une héroïne», «j’ai pu avoir une discussion avec ma fille». Cela m’aide à vaincre mes angoisses et renforce ma détermination.

Ce combat, vous le poursuivez aussi sur la glace.

À propos de l'auteur

Guillaume Lefèvre
Journaliste

Le patinage, c’est ma passion depuis l’âge de 5 ans. Patiner, pour moi, c’est presque l’équivalent de respirer. J’ai ça dans le sang. Je suis heureuse de pouvoir retrouver et rencontrer le public dans le spectacle sur glace « Holiday on Ice ». C’est une chance absolument incroyable. Je suis heureuse de pouvoir raconter mon histoire et de le faire sur la glace, grâce à deux numéros inédits : L’Enfant de la glace et Le Phénix. Je suis entourée de seize patineurs vêtus de noir. Je suis enfermée dans une toile d’araignée et j’essaye de m’en échapper. Je finis à terre. Et puis je me relève, parce que je m’en sors. Je ne suis pas une victime, je suis une survivante, je suis une championne. Je le redis. Parlez. Ne passez pas à côté de votre vie. Parlez sauve des vies. J’en suis la preuve.