La leçon des fleuves

iconeExtrait du magazine n°494

Écrivain, académicien, ancien conseiller d’État, Erik Orsenna est la figure même de l’intellectuel français engagé qui n’a cessé de murmurer à l’oreille des politiques ces quarante dernières années. Ses combats actuels ? L’avenir des grands fleuves et la défense de la liberté des médias et de l’édition face à la mainmise du milliardaire Vincent Bolloré. Entretien.

Par Guillaume Lefèvre— Publié le 02/06/2023 à 09h00

Erik Orsenna
Erik Orsenna© Opaleplus

En mars, vous étiez à la tribune des Nations unies pour « porter la parole des fleuves ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

À travers les actions de notre association, nous donnons la parole aux fleuves. Ils sont essentiels à nos sociétés ; pourtant, ils sont négligés, maltraités, voire en péril. Ils sont à l’image des défis auxquels nos sociétés sont confrontées : mobilité, biodiversité, alimentation, énergie ou encore santé. Nous devons développer un usage respectueux des fleuves pour un avenir durable et commun.

À New York [où se trouve le siège de l’ONU], je défendais le massif guinéen du Fouta-Djalon, dans lequel de nombreux cours d’eau africains prennent leur source, le Tinkisso (Niger), le Sénégal, le Gambie, le Kogon (Guinée) ou le Koliba [aussi appelé rio Corubal, il traverse la Guinée et la Guinée-Bissau]. Ce territoire est menacé par l’agriculture intensive, la déforestation et par l’exploitation des sous-sols. Mais quand il n’y a plus de forêts, il n’y a plus d’évapotranspiration et, donc, à terme, plus de fleuves.

Si rien n’est fait pour limiter les activités humaines, les impacts seront énormes, environnementaux, bien sûr, mais aussi en termes économiques, de sécurité alimentaire, de conditions de vie ou de déplacements des populations. Plus de 300 millions de personnes sont concernées. L’Amazonie n’est pas seule à être menacée.

Cette intervention s’inscrit dans la continuité de votre livre, La Terre a soif (Fayard, 2022), dans lequel vous alertez sur les enjeux autour de l’eau et de sa rareté.

Nous sommes en plein cœur des questions de démocratie. L’eau est la première des matières premières. Sans eau, pas de vie. C’est aussi simple que ça. L’eau, c’est le plus beau des miroirs, pas pour admirer votre reflet mais pour juger de l’état de nos sociétés. Dis-moi comment tu gères ton eau, à qui tu la vends, à quel prix ? et je te dirai à quelle société tu appartiens : féodale, démocratique ou dictatoriale. En 2008, j’avais écrit L’Avenir de l’eau [Fayard, 2008], on m’avait dit : « Tu es bien gentil, c’est sympathique, ton truc, c’est exotique, mais une chose est sûre, c’est que la France, pays tempéré, ne sera jamais confrontée à la sécheresse, et encore moins ta Bretagne. » On connaît le résultat.

Comment, dans notre démocratie déchirée, va-t-on pouvoir faire face à un partage juste, équilibré et de long terme d’une ressource indispensable ? Avec les sécheresses et les restrictions, les conflits vont s’intensifier. On le voit déjà autour des « mégabassines », qui risquent de concentrer la ressource dans la main d’une centaine de grands céréaliers.

“L’eau et l’argent suivent la même logique dangereuse. Vous connaissez la théorie dite du ruissellement, selon laquelle la croissance bénéficierait à toute la population. Vous savez bien que c’est faux […]”

L’eau et l’argent suivent la même logique dangereuse. Vous connaissez la théorie dite du ruissellement, selon laquelle la croissance bénéficierait à toute la population. Vous savez bien que c’est faux : les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus nombreux, avec une classe moyenne qui rétrécit. Avec l’eau, du fait du réchauffement climatique, c’est pareil : les régions qui avaient de l’eau en ont encore plus, celles qui en manquaient souffrent encore plus, les sécheresses succèdent aux inondations ; bref, plus personne ne vit en climat « moyen », autrement dit tempéré. Pas même la France. Il n’est cependant pas trop tard pour agir, dans le dialogue et en définissant des objectifs communs. Je mène d’ailleurs un tour de France des solutions face à la sécheresse. J’écrirai ensuite un livre blanc. Nous pouvons encore faire bouger les choses.

“Il faut un projet de société. Malheureusement, le gouvernement n’en a aucun. On le voit bien avec la réforme des retraites. Elle pourrait être juste et équitable, elle n’est que punitive.”

Dans la période, nous assistons à la montée des tensions, des populismes et des extrêmes. Vous évoquiez une « démocratie déchirée ». Est-il encore possible de dialoguer ?

Face à la crise actuelle, je reviens aux fondamentaux : primo, pas de démocratie (qui n’est qu’une manière de choisir les gouvernants) sans République (qui est une vision commune de la société) ; deusio : pas de République sans respiration, c’est-à-dire sans alternance (qui rappelle les extrêmes à la réalité, alors que le « en même temps » fait prospérer les radicalités).

Paradoxalement, cette unité, ce partage d’une vision commune ne peut venir que de l’alternance entre tantôt un peu plus de liberté, tantôt beaucoup plus d’égalité pour rebâtir, sans cesse, la fraternité. La France va mal. Les Français sont fatigués. Il faut un projet de société. Malheureusement, le gouvernement n’en a aucun. On le voit bien avec la réforme des retraites. Elle pourrait être juste et équitable, elle n’est que punitive. Il faut aussi se méfier de ceux qui appellent à la révolution. De droite ou de gauche, les révolutions se ressemblent dangereusement.

Je suis pour l’économie de marché, mais avec des règles. Il faut en finir avec la finance pour la finance. Qui bosse ? Qui produit la richesse ? Les travailleurs. Comment se fait-il que le capital soit mieux rémunéré que le travail ?

Il faut aussi redonner du sens au travail. Plus que jamais, nous avons besoin de travail et de travailler. Je suis d’ailleurs convaincu que ce n’est pas sur les loisirs que l’on bâtit une civilisation. On n’a jamais eu autant besoin de science, d’innovation, d’expérimentation. Alors vive le travail ! Il est au cœur… C’est lui qu’il faut revaloriser. Et récompenser. C’est à son bénéfice qu’il faut redistribuer la valeur.

Vous savez pourquoi la lecture fabrique des citoyens ? Parce que c’est une cocréation avec l’auteur. Au lieu d’avaler une série, chacun mobilise son imaginaire pour créer son film. J’ai l’impression d’enchaîner les évidences. La route est encore longue. La CFDT et ses militants jouent d’ailleurs un rôle important. Je crois profondément au dialogue social. Je crois aussi à la proximité, dans les territoires comme dans les entreprises. On n’a pas forcément besoin d’être nombreux pour se lancer, dès que l’on est deux – mais avec le même objectif, on va plus loin.

Votre actualité, c’est aussi Histoire d’un ogre (Gallimard), un conte dans lequel vous alertez sur la mainmise du milliardaire Vincent Bolloré sur le monde des médias et de l’édition, et les risques démocratiques qui en découlent. Pourquoi avez-vous pris la plume ?

C’est une alerte démocratique, là encore. Depuis plusieurs années, j’observe avec inquiétude l’évolution de l’empire de Vincent Bolloré, un homme que j’ai d’abord admiré. Moi qui ai bien suivi son parcours depuis le début, je ne peux que constater une dérive totale et le danger qu’il représente pour la démocratie.

Son appétit est insatiable. Il est dans cette quête insensée du « toujours plus ». D’abord l’achat de Canal +, puis d’Éditis et maintenant Hachette… Ce n’est pas sain qu’un seul homme possède cinq ou six des journaux parmi les plus importants du pays (Paris Match, Le Journal du dimanche, Gala, Voici…), plusieurs chaînes de télévision (Canal +, CNews, C8…), plus de 50 % de l’édition française, dont 80 % de l’édition jeunesse. Cette concentration pose un problème démocratique. Il y a un projet politique dangereux derrière. Nous l’avons vu lors de la dernière présidentielle avec la volonté d’imposer Éric Zemmour dans le débat.

Ma conviction, c’est que quiconque détient le pouvoir tend à en abuser. Je suis un adepte de Montesquieu, et je suis convaincu que le pouvoir corrompt, et que le pouvoir absolu corrompt absolument.

D’autres milliardaires comme Xavier Niel, François Pinault ou Bernard Arnault investissent aussi dans les médias.

À propos de l'auteur

Guillaume Lefèvre
Journaliste

Les journaux autonomes financièrement sont, à quelques exceptions, très rares. À chaque journal son milliardaire. Que les intentions des propriétaires soient « bonnes », peu importe, c’est dangereux. Une société ne doit pas reposer sur le qualificatif qu’on accole à l’état d’esprit de ces milliardaires. Il est urgent de mettre en place des barrières pour empêcher de tels phénomènes. Il faut s’interroger sur la manière dont notre démocratie peut soutenir des organes de presse indépendants. J’y travaille avec d’autres. Dans les médias comme dans l’eau, il faut des règles. C’est vital pour préserver notre démocratie.