Fin du télétravail… ou fin du travail ?

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icone Extrait de l'hebdo n°3973

Plébiscité par les salariés mais de plus en plus remis en cause par les employeurs, le télétravail reste un sujet extrêmement clivant au sein des organisations. Quoi qu’il en soit, les entreprises qui l’accusent de menacer la créativité et la cohésion interne des équipes ont souvent des raisons moins avouables de le limiter…

Par Claire NillusPublié le 08/07/2025 à 12h05

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© Marta Nascimento/RÉA

Plus de la moitié des salariés de la Société Générale (sur 45 000 en France) étaient en grève vendredi 27 juin contre la décision de la direction de réduire le nombre de jours de télétravail. Le 3 juillet suivant, ils sont, au contraire, venus en nombre sur site afin de démontrer que les locaux – désormais aménagés en flex office – ne sont plus adaptés au travail en présentiel. Ils répondaient ainsi massivement à l’appel de l’intersyndicale CFDT, CFTC et CGT, laquelle dénonce le passage en force de la direction, remettant en cause une organisation du travail adoptée à la sortie de la crise sanitaire… et dont la Société Générale s’était elle-même félicitée, à l’époque.

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© Syndheb

Caroline Guillaumin, DRH du groupe Société Générale, expliquait ainsi en janvier 2021 : « Le télétravail va être généralisé et devenir la norme pour tous nos collaborateurs, apportant les bénéfices attendus en termes de qualité de vie. Il va également nous amener à repenser différemment le management des équipes et l’utilisation des espaces de travail. » L’accord de 2021 rendait donc le télétravail hebdomadaire possible jusqu’à 50 % du temps, selon les équipes, et applicable aux 45 000 salariés de la Société Générale en France (contre 12 000 auparavant), « répondant aux attentes des collaborateurs et faisant suite à une vaste consultation interne ».

Sans préavis ni concertation préalable

Pourtant, le 19 juin dernier, par un simple courriel envoyé aux 119 000 salariés du groupe dans le monde, le directeur général, Slawomir Krupa, a balayé les termes de cet accord sans préavis ni concertation préalable avec les organisations syndicales, limitant à un jour au maximum par semaine le nombre de jours télétravaillables. Il justifie sa décision par la volonté, notamment, de « développer une culture de la performance » et de « stimuler l’innovation ».

La consternation provoquée par cette dénonciation unilatérale se révèle d’autant plus forte parmi les salariés et les organisations syndicales qu’aucun signe avant-coureur n’avait filtré en interne jusque-là. « Plusieurs comités de suivi en lien avec l’accord ont confirmé, ces trois dernières années, que cette pratique ne posait aucun problème au sein du groupe, précise Khalid Bel-Hadaoui, délégué syndical national CFDT. Nous demandons l’ouverture d’une négociation sur la base de réels indicateurs, pas sur de simples croyances ou convictions. »

Avec la fin de la période Covid…

La Société Générale rejoint donc la liste des entreprises françaises ayant commencé à rétropédaler, dans le sillage des sociétés américaines de la tech qui avaient mis leurs salariés au 100 % télétravail mais ont ensuite exigé qu’ils reviennent au bureau. En mars 2025, Sergey Brin, cofondateur de Google, appelait ainsi ses équipes à « devenir leader dans la course à l’IA » en déclarant que 60 heures de travail par semaine et tous les jours au bureau constituaient « le point idéal de productivité ».

En France, début avril 2025, la direction de Stellantis a fait savoir aux élus du CSEC1 qu’elle voulait réduire le nombre de jours télétravaillés de ses salariés de l’activité tertiaire en réintroduisant trois jours de présentiel par semaine au minimum. « Renforcer la collaboration », « accélérer le processus décisionnel » ou « stimuler l’innovation » sont également les objectifs affichés. Mais, là encore, cette décision n’est pas compatible avec l’aménagement des bureaux, désormais calibrés pour des salariés en télétravail à 70 % du temps…

« Pour une meilleure interaction des salariés » : c’est l’argument avancé par JCDecaux (gestion des concessions publicitaires dans les transports), qui a informé ses troupes qu’elles passeraient de deux jours à un seul de télétravail au mois de septembre 2025. « Les salariés ne posaient plus de RTT, ne prenaient plus de journées enfant malade. La direction n’avait plus confiance », analyse le délégué syndical CFDT Foued Maazouza.

De fait, cinq ans après la généralisation du télétravail, les réticences sont encore très présentes de la part de certains employeurs, notamment dans la fonction publique, où seul un agent sur six déclarait pouvoir télétravailler en 2023 – contre deux cadres sur trois dans le secteur privé. « Nos managers ne sont pas prêts, ils n’ont reçu aucune formation au travail à distance ; une majorité d’entre eux continuent de gérer le télétravail comme du présentiel », souligne Patrice Lorthiois, secrétaire de la section CFDT de Montpellier Métropole Méditerranée, où la règle de deux jours de télétravail pour tous est loin d’être mise en œuvre.

Tout et son contraire concernant le télétravail

Le management à la française, fondé sur le présentéisme, s’adapte assez mal au télétravail, soulignait l’Apec2 en 2022 : « Le développement du travail hybride a mis les managers en difficulté en brouillant leurs repères et la visibilité dont ils disposent sur l’activité de leur équipe. » Entre la difficulté de maintenir un collectif de travail soudé à distance et les obligations de jongler avec la présence intermittente de certains collaborateurs et de veiller à l’isolement des autres, le télétravail n’a pas fini d’interroger les pratiques managériales. Mais aucune étude n’a permis, à ce jour, de mesurer l’impact réel du télétravail sur la productivité. Les recherches à ce sujet disent tout et son contraire. Est-ce que l’on perd, est-ce que l’on gagne ?

Après avoir recensé plusieurs évaluations antagoniques, l’Insee a conclu que les effets du télétravail sur la productivité sont positifs « dès lors que cette forme de travail suscite à la fois l’adhésion des travailleurs concernés et celle du management, que l’ensemble des acteurs sont préparés et formés à ce mode d’organisation, et que le matériel et l’environnement de travail à domicile sont appropriés »3. En outre, toutes les études mettent en avant que l’autonomie laissée au télétravailleur quant au choix du lieu de travail et de l’organisation entre vie professionnelle et vie personnelle est source d’une plus grande motivation, à laquelle s’ajoute une moindre fatigue liée à l’économie du temps de transport.

Comme le préconisait, dès novembre 2020, l’accord national interprofessionnel relatif à la mise en œuvre réussie du télétravail, les renégociations actuelles doivent donc nécessairement considérer l’impact du télétravail sur la qualité du travail et la qualité de vie au travail.

Licencier à (très) peu de frais

Selon les organisations syndicales, les véritables raisons des restrictions en matière de télétravail sont bien souvent autres qu’un besoin d’améliorer la performance de l’entreprise, un souci d’égalité entre les salariés éligibles et ceux qui ne le sont pas ou encore la défense de l’intérêt collectif. Alors que le télétravail est devenu la norme dans les domaines de l’informatique, de l’ingénierie, du conseil, des banques et assurances et de la communication (secteurs dans lesquels 79 % des cadres télétravaillent régulièrement), sa remise en cause peut parfois tout simplement servir à pousser les salariés dehors… sans que l’entreprise ait à débourser le moindre euro pour les licencier. Près d’un cadre sur deux affirmait qu’il serait prêt à quitter l’entreprise en cas de suppression du télétravail, relevait l’Apec en mars 2025 : une aubaine dont se servirait la direction de JCDecaux, d’après Foued Maazouza, qui évoque un climat social délétère, beaucoup de licenciements et de démissions.

Ce point de vue s’avère partagé par Khalid Bel-Hadaoui : la Société Générale ayant économisé environ 23 millions d’euros sur son parc de bureaux grâce à la mise en place du télétravail, ce retour en arrière ne peut se faire que dans des conditions dégradées. « Plus personne ne possède un bureau à soi, et la vraie raison réside dans une politique d’économies de la masse salariale qui ne se cache plus. Les salariés sont contents de télétravailler ; beaucoup se sont d’ailleurs organisés pour cela. C’est tout un écosystème qui va être mis à mal. La négociation d’un accord GEPP4, en cours, vise déjà à réduire le nombre d’emplois support, et nous craignons un PSE sur ces métiers-là. »

À propos de l'auteur

Claire Nillus
Journaliste

Surtout, le délégué national CFDT est inquiet pour le dialogue social. Le télétravail doit rester un sujet de négociation, comme l’ont acté les partenaires sociaux au sortir de la crise sanitaire. Le cadre juridique rappelé par l’ANI du 26 novembre 2020 relatif à la mise en œuvre réussie du télétravail précise que ce dernier est mis en place par un accord collectif ou, à défaut, une charte élaborée par l’employeur « après avis du comité social et économique ». Reste que cet ANI, les employeurs n’en voulaient pas… et ils ont réussi à imposer un texte peu contraignant.