Extrait du magazine n°492
L’évasion fiscale, pratique internationale des entreprises qui cherchent à payer moins d’impôts, représenterait 200 milliards de dollars de pertes par an. Les effets sont dommageables pour les États mais aussi pour les salariés. C’est, de fait, devenu un défi pour l’action syndicale. Explications.

Parler d’évasion fiscale fait immanquablement apparaître des images de scandales financiers liés à des paradis fiscaux et des îles exotiques… L’évasion fiscale relève en fait de « pratiques légales… mais immorales », précise Stéphane Destugues, secrétaire général de la Fédération CFDT de la Métallurgie (FGMM).
Alors, que recouvre exactement le champ de l’évasion fiscale ? « Ce n’est ni de l’optimisation fiscale, qui relève de dispositifs incitatifs tels que le crédit d’impôt recherche (CIR), tout à fait légaux, ni de la fraude fiscale, qui, elle, ressort de pratiques hors la loi. L’évasion fiscale, c’est une zone grise entre les deux », explique Vincent Vicard, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii), qui préfère utiliser les termes d’« évitement fiscal ».
On parle aussi d’« optimisation fiscale agressive ». Celle-ci est pratiquée par des entreprises – multinationales pour l’essentiel, mais pas uniquement – pour réduire leur base taxable et payer moins d’impôts. Le manque à gagner en recettes fiscales à l’échelle mondiale s’élèverait à 200 milliards de dollars. En France, cela équivaudrait à un quart des recettes de l’impôt sur les sociétés, selon l’économiste.
Comment ça marche ? Quels mécanismes ?
La plupart des mécanismes d’évitement fiscal reposent sur la manipulation de ce qu’on appelle les « prix de transfert », c’est-à-dire les prix auxquels les entreprises transfèrent des biens ou des services d’un pays fortement taxé à un autre peu taxé. De préférence dans un paradis fiscal, soit une palette d’une quarantaine de pays. Imaginez une sorte de bonneteau : le bénéfice de l’activité réalisée dans un pays fortement taxé va se retrouver dans une filiale d’un pays à faible fiscalité.
L’entreprise qui annonce moins de bénéfices (…) verse une moindre enveloppe de participation ou d’intéressement aux salariés.
Parmi les mécanismes, on trouve les management fees ; il s’agit de «facturations abusives des frais centraux par un siège situé, par exemple, au Luxembourg, gonflés artificiellement pour diminuer la base taxable laissée au sein d’une entité sur le territoire français», explique Mathieu Fert, consultant du cabinet de conseil Syndex et expert du sujet.
Autre mécanisme : la manipulation des redevances sur la propriété intellectuelle – brevets ou marques –, ceux-ci étant « placés » dans des pays à faible taxation, obligeant les filiales des pays à forte taxation à reverser des montants élevés pour leur utilisation. Les endettements fictifs de filiales sont aussi pratiqués : « l’entreprise construit un endettement des filiales des pays à forte taxation et se débrouille pour que l’émetteur de la dette soit au Luxembourg ou dans un autre pays à faible taxation », note le consultant.
“Dès que les élus perçoivent un décalage entre l’activité réelle et le versement de la participation ou le décalage entre l’activité et les bénéfices que leur entreprise déclare en France, il faut se rapprocher d’experts pour analyser ce qui se passe. ”
Un défi pour l’action syndicale
1. Des fiches pratiques pour aider les équipes syndicales sont disponibles sur l’espace adhérent de www.cfdt.fr, rubrique « ARC »
On l’a vu, cela représente des sommes faramineuses de manque à gagner pour les États. Les salariés aussi sont pénalisés, en matière de salaires, d’intéressement et de participation. L’entreprise qui annonce moins de bénéfices (puisque ceux-ci se sont envolés partiellement dans une autre filiale) verse une moindre enveloppe de participation ou d’intéressement aux salariés. « Ces résultats artificiellement bas ont aussi des effets sur les conditions de travail, l’emploi. Ils fragilisent l’entreprise, et peuvent servir de justification à des restructurations », indique Paul Busi, responsable du dossier à la Confédération 1.
Lutter contre ces pratiques est évidemment très difficile. Les armadas de fiscalistes et d’avocats des multinationales sont bien outillées pour conseiller leurs clients et exploiter « toutes les failles dans la définition des règles de prix de transfert », rappelle Mathieu Fert. Quelques évolutions législatives sont en cours ; entre autres la réforme du système de taxation des multinationales (BEPS 2), qui prévoit notamment une taxation minimale à 15 % quel que soit le pays. « L’objectif est de faire en sorte que les entreprises soient moins incitées à transférer des bénéfices à l’étranger », explique Vincent Vicard.
2. Dans les cas de Wolters Kluwer (2018) ou de Procter & Gamble (2022), les juges ont considéré que les comptes de l’entreprise ayant été certifiés, les salariés ne pouvaient les contester.
C’est aussi sur le terrain de l’action syndicale que la partie peut se jouer. Si, pour l’heure, la jurisprudence demeure en défaveur des salariés2, les affaires en cours (lire ci-dessous) pourraient changer la donne.
Les actions en justice restent toutefois rares. L’alerte des élus syndicaux visant à dénoncer les pratiques d’évasion fiscale se solde parfois par des négociations en interne. « Il ne faut en tout cas pas considérer que c’est un sujet trop complexe et inabordable pour une équipe syndicale », rappelle Paul Busi, qui préconise d’être vigilant à certains signaux : « Par exemple, dès que les élus perçoivent un décalage entre l’activité réelle et le versement de la participation ou le décalage entre l’activité et les bénéfices que leur entreprise déclare en France, il faut se rapprocher d’experts pour analyser ce qui se passe. » Les futures mesures sur le partage de la valeur devraient doter les élus syndicaux de moyens d’action.

Le cas Ikéa : la participation évaporée
« Cela fait des années qu’on voit notre participation baisser alors que l’entreprise développe son activité. »
C’est à cause d’un tel paradoxe, mais aussi après avoir repéré, en 2020, la surfacturation de loyers demandés aux magasins, que l’équipe CFDT d’Ikea a décidé de monter au créneau. D’abord en interpellant la direction sur ces aspects litigieux et en lui demandant de régulariser la situation.
« On a obtenu une fin de non-recevoir, alors on a décidé d’attaquer en justice », résume Abdelkader Mekki, le délégué syndical central CFDT d’Ikea France, qui reconnaît la complexité du dossier. Car, en effet, Ikea France n’a pas la main sur les montages financiers. « Ici, la direction n’est qu’un simple exécutant. Mais il y a clairement une intention de dégager des capitaux du sol français. »
Bien sûr, l’équipe n’est pas seule. Elle est accompagnée par la fédération CFDT à laquelle elle est affiliée, les avocats du cabinet LBBa, et s’appuie sur un rapport du cabinet d’expertise Syndex. Le dossier se révèle délicat : les comptes de l’entreprise ont été certifiés. Or le code du travail (article L3326-1) précise bien que la certification par le commissaire aux comptes ne peut être remise en cause. Mais rien ne fera flancher la détermination de l’équipe. « On a entamé une démarche pour stopper cette hémorragie qui fait perdre du pouvoir d’achat aux salariés. En France, ce sont plus de 10 000 salariés spoliés de leur participation, depuis plusieurs années », rappelle Abdelkader. Une première audience est prévue en avril. Affaire à suivre…