Alexandre Jollien : “Faire de notre vie quelque chose de généreux” abonné

Alexandre Jollien a coécrit Trois amis en quête de sagesse (L’Iconoclaste/Allary éditions), avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard et le psychiatre Christophe André.

Par Emmanuelle PiratPublié le 29/02/2016 à 16h26

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À propos de votre ouvrage, vous avez parlé de “laboratoire spirituel”. De quoi s’agit-il ?

Ce livre est le fruit d’une profonde amitié qui nous lie tous trois. Progressivement est né le projet de nous réunir pour faire le point sur les pratiques qui nous aident au quotidien. Nous nous sommes donc retrouvés en Dordogne où nous nous sommes attaqués aux grands chantiers d’une existence. Comment devenir meilleur, comment adopter un mode de vie authentiquement altruiste, comment traverser les hauts et les bas de la vie, tel fut le cœur de nos échanges. Nous avons essayé de dessiner un art de vie qui nous rapproche chaque jour de la paix, de la joie et d’un amour authentique de l’autre. Au fond, c’était un peu comme rentrer dans un grand laboratoire spirituel, comme si trois chercheurs, trois apprentis de la sagesse se réunissaient pour explorer les grands chantiers de l’existence.

Ce livre est d’abord le fruit d’un nous. À l’heure où l’individualisme gagne du terrain, il nous a paru essentiel d’ancrer notre démarche sous le signe du partage et de l’amitié. Nous nous sommes tout naturellement mis ensemble en quête de sagesse. À partir de nos différents parcours et de nos formations respectives, nous avons tenté de glaner quelques pratiques très concrètes pour bien faire et « se tenir en joie », pour le dire avec les mots de Spinoza. Nourri par la spiritualité bouddhiste, Matthieu Ricard a accès à une immense connaissance de la science de l’esprit. Sa pratique de moine et les enseignements qu’il a reçus et qu’il incarne jour après jour sont un trésor inestimable. Christophe, comme psychiatre, spécialiste notamment des émotions, apporte un puissant éclairage sur les hauts et les bas de l’existence et donne des outils très concrets pour avancer. Humblement, j’ai étudié la philosophie et mon expérience de personne handicapée constitue une source dans laquelle je peux puiser. Tous trois, nous avons exploré les grandes étapes d’une vie spirituelle.

Dans les médias, en politique, on entend sans cesse parler du vivre-ensemble. Or on observe la montée des inégalités, de l’exclusion, des extrêmes, de la violence, et de différentes formes de barbarie… Comment réussir à vivre ensemble ?

Aujourd’hui, nous sommes hyperconnectés. Pourtant les réseaux sociaux risquent de nous couper des véritables liens. Rencontrons-nous encore notre voisin de palier ? Avons-nous le temps de rencontrer vraiment à nos collègues de travail, nos proches ? Je ne suis pas certain que le jour où il nous arrive une grosse tuile, nos amis Facebook seront les premiers à voler à notre secours. D’ailleurs, si aujourd’hui, nous parlons à tout bout de champ du vivre-ensemble c’est peut-être qu’il y a un problème, que ce n’est plus si évident qu’il n’y paraît. La solitude gagne du terrain chaque jour. Un ami croque-mort me dit qu’il est amené de plus en plus souvent à s’occuper de personnes retrouvées plusieurs jours voire plusieurs semaines après leur décès. Ils meurent dans une solitude absolue. C’est tragique !

Je vis actuellement en Corée. De passage à Paris, j’ai été choqué de voir des SDF dormir dans la rue. L’immense précarité dans laquelle certains vivent nous oblige à réhabiliter une solidarité, un véritable lien à l’autre. Et ça commence par des actes simples. Hier, par exemple, j’ai pris le taxi avec ma fille. Le chauffeur m’a d’emblée tutoyé, il roulait à tombeau ouvert et, à un moment, il a hurlé au volant. À la fin de la course, je lui ai donné un bon pourboire alors que ma réaction première me portait plutôt à lui reprocher la manière dont il s’adressait à moi, la vitesse à laquelle il roulait… Comment ne pas rentrer dans la spirale infernale ? Heureusement, l’épisode s’est terminé par des embrassades. Il m’a expliqué combien sa vie devenait de plus en plus rude, à la merci de la loi du marché. Aucun doute. Le stress et la pression n’arrangent rien en matière d’agressivité, de méchanceté. Ils viennent grossir tout ce qui nous empêche d’être nous-mêmes. Il s’agit donc de réveiller les générosités et l’altruisme en osant un peu de distance envers nos réactions premières, en nous interrogeant sur notre mode de vie. Qu’est-ce qui nous rend véritablement heureux ? Cette question pourrait nous aider à dessiner un art de vie loin de la précipitation et du stress.

Vous êtes comme Jésus… vous tendez l’autre joue…

Loin de là… Et j’en profite pour dire que cette immense sagesse est tout exceptée de la mièvrerie ou de la résignation. Il faut un sacré courage pour ne jamais pactiser avec la violence. Parfois lorsque je rencontre des SDF, je ne peux pas m’empêcher de penser : si j’étais sans le sou, si je n’avais plus un rond pour subvenir aux besoins de mes enfants, est-ce que je tiendrais le coup ? Est-ce que j’arriverais à rester bienveillant, honnête même dans la misère ? Pour l’heure, il me faut veiller à ne jamais me faire aspiré par la spirale de la colère, et, très concrètement, poser des actes pour se rapprocher des autres et oser une vie plus solidaire. La générosité inaugure un art de vivre, à chaque instant. La violence est toujours un échec. Et même si nous tombons parfois sur de redoutables escrocs, ça vaut le coup de persévérer pour surtout ne jamais s’enliser dans le ressentiment, l’amertume, l’agressivité. Nourrir des passions tristes comme l’agressivité, la jalousie, l’esprit de vengeance c’est se tirer une balle dans le pied. Tôt ou tard, ça nous mine.

 

Dans vos livres, vous donnez surtout des clés aux individus, pour “vivre meilleur”, comme vous dites. Mais d’un point de vue plus collectif, que proposeriez-vous ?

Vous pointez le danger d’une certaine idéologie du développement personnel, du repli sur un bonheur pépère dont on profiterait dans son coin. La spiritualité n’est pas là pour dorloter un égo. Elle n’est pas qu’un simple outil pour panser nos traumatismes. Une sagesse qui inciterait à nous claquemurer à l’intérieur de nous-mêmes, à générer une sorte de bulle de bien-être sans aucune visée collective serait une illusion. À mes yeux, l’objectif de la méditation, de la philosophie, c’est avant tout de déraciner les poisons mentaux (l’égoïsme, l’attachement, l’avidité, l’ignorance) et nous rendre plus vivant. La vocation des exercices spirituels est de nous rapprocher des autres et aussi de nous rendre disponibles aux plus démunis.

Nietzsche disait, par exemple, que la meilleure façon de commencer la journée, c’est de se demander si, ce jour-là, on peut faire du bien à quelqu’un. Si chacun suivait son invitation, je crois bien que la société en serait grandie. Cela ne suffirait certes pas à réduire la pauvreté, mais assurément ce serait un pas décisif. Aujourd’hui, il y a une certaine méfiance par rapport à l’autre. Peu à peu, nous avons abandonné les grands rêves collectifs dégoûtés par tant de tristes exemples qui ne nous incitent pas vraiment à nous engager. Hélas. On préfère alors se rebattre sur la sphère privée sans rêver de monde meilleur. Mais le bonheur se vit aussi dans le lien à l’autre, il a forcément une dimension sociale. Le travail de soi n’interdit pas un engagement collectif, au contraire. Une société plus juste, moins basée sur l’argent serait plus apte à nous rapprocher de la joie et du partage. Travaillons-y tous ensemble.

 

Jollien Byun Soon CHOELVous dites qu’il faut “réhabiliter la bienveillance”… La générosité à laquelle vous nous invitez, est-ce vraiment suffisant ? Face au terrorisme par exemple…

La question du terrorisme est complexe et je…

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