À Rennes, la permanence d’aide aux livreurs déconnectés fait le plein

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iconeExtrait de l’hebdo n°3875

Dans le cadre d’un partenariat avec Union-indépendants, le collectif des Coursiers autonomes de Bretagne (CAB) organise une permanence hebdomadaire dans les locaux de la CFDT. Une manière utile et innovante d’accompagner les travailleurs des plateformes tout en construisant avec eux leurs protections de demain.

Par Anne-Sophie Balle— Publié le 23/05/2023 à 12h00

Anne Castel, de l’Union départementale d’Ille-et-Vilaine, et Joseph Atangana, le livreur rennais président du CAB qui vient en aide à ses collègues déconnectés.
Anne Castel, de l’Union départementale d’Ille-et-Vilaine, et Joseph Atangana, le livreur rennais président du CAB qui vient en aide à ses collègues déconnectés.© Syndheb

[Mise à jour] L’association des Coursiers autonomes de Bretagne (CAB), qui regroupe plus de 200 livreurs à Rennes, est bien décidée à se développer sur le territoire régional. Depuis fin avril, elle mène une tournée dans les villes bretonnes afin de fédérer de nouveaux travailleurs indépendants et demain, ouvrir de nouvelles permanences. Pour Joseph Atangana, emblématique président du CAB, c’est aussi l’occasion de présenter aux livreurs les premiers accords conclus au niveau national avec Union-Indépendants et particulièrement celui qui encadre les déconnexions de comptes signé le 20 avril dernier. « Les livreurs comprennent vite l’intérêt d’avoir un collectif qui assure la médiation avec les plates-formes et la collectivité et d’avoir des permanences dans les villes d’activité de livraison. » Commencée à Brest le 24 avril, la tournée s'est arrêtée à Lorient (15 mai) et se poursuivra à Quimper (5 juin), Saint-Brieuc (19 juin) et Vannes (26 juin).

Les portes de la permanence n’ouvrent pas avant 10 heures mais, depuis déjà une heure, le téléphone de Joseph Atangana n’en finit pas de sonner. Au bout du fil, des livreurs de repas déconnectés et désemparés. Certains connaissent bien Joseph, dont le charisme impressionne d’emblée. D’autres ont juste obtenu son numéro, qui circule beaucoup dans le milieu des livreurs de Rennes. « Viens à la permanence, je t’envoie l’adresse. Tu vas pouvoir discuter avec un représentant d’Uber Eats, en direct. On va s’occuper de ton problème. »

Si le discours se veut rassurant, ici, « on ne fait jamais de fausses promesses, car il n’y a rien de pire », explique l’indépendant syndicaliste, livreur lui-même depuis que la crise sanitaire l’a brutalement éjecté de son poste de cariste intérimaire chez PSA. S’il vante volontiers les avantages du statut d’autoentrepreneur et du « métier » de livreur, il a su en repérer très vite les failles et a créé en mars 2021 une association, les Coursiers autonomes de Bretagne (CAB), qui compte déjà près de 300 membres.

Structurer l’association et s’allier au collectif

1. Association indépendante et plateforme de revendication sociale pour les travailleurs indépendants, lancée à l’initiative de la CFDT.

« Malgré ça, nous n’avions pas toute la maîtrise du sujet et nous avons voulu nous rapprocher des syndicats, car nos revendications sont syndicales ». La CFDT correspondait en tous points : « On nous accepte tels que nous sommes », résume-t-il. À Rennes, justement, lors du congrès confédéral de 2018, la CFDT a fait de la construction de nouveaux droits pour les travailleurs du numérique un axe de sa résolution générale. Alors ici plus qu’ailleurs, le rapprochement entre les CAB et Union-indépendants1 était presque inévitable.

Depuis mars 2022, une convention de partenariat lie le collectif et Union. La CFDT d’Ille-et-Vilaine, de son côté, prête notamment une partie de ses locaux, chaque lundi matin, pour la permanence. Un modèle unique en France, qui a déjà permis de résoudre plus d’une centaine de cas, à raison d’une dizaine de livreurs reçus chaque semaine. « Avant, les livreurs n’avaient personne à qui s’adresser, à peine 10 % des problèmes remontés sur la plateforme étaient traités. Depuis, nous avons obtenu un interlocuteur Uber Eats pour la région Ouest, avec qui nous pouvons discuter au cas par cas des problèmes de déconnexion. »

“Il faut sauver le soldat Mascour !”

La déconnexion, c’est la permanente épée de Damoclès au-dessus de la tête de ces livreurs en bout de chaîne, qui peuvent voir leur compte suspendu à tout moment. « Aujourd’hui, on ne sait pas comment est organisé le blocage des comptes. Les critères sont totalement opaques. Tout juste sait-on qu’en dessous de 90 % de taux de satisfaction client, on peut être déconnecté », explique Joseph. C’est ce qui est arrivé à Mascour, livreur depuis 2017, premier sur les lieux de la permanence. À l’autre bout du fil, Valentin, le représentant d’Uber Eats, retrace tout son historique avec son seul numéro de téléphone.

« En novembre, vous avez eu huit commandes non validées », lâche-t-il. Un nom revient sans cesse : Burger King. « C’est à cause des nouveaux systèmes de fermeture des boissons, clament en chœur plusieurs livreurs autour de la table. Ils lâchent tout le temps dans les sacs. » Résultat, le livreur est obligé d’annuler la commande ou de la livrer endommagée, au risque de subir une mauvaise appréciation de la part du client. Jusque-là, Mascour avait 95 % de taux de satisfaction. « Il faut sauver le soldat Mascour, plaide alors Joseph. C’est un bon livreur, je le connais. Sans lui, la livraison n’a plus de sens à Rennes. »

2. Le Kbis permet à un entrepreneur ou une entreprise de justifier son inscription au registre du commerce et des sociétés (RCS) et de prouver son existence légale.

On frappe à la porte de la permanence. Jafar, la cinquantaine, est de ceux qui ont appelé plus tôt dans la matinée, et à qui on a dit de passer. « Déconnecté », souffle-t-il en s’asseyant, sans bien comprendre ce qui vient de lui arriver. « Aucune pièce justificative (pièce d’identité, permis de conduire, Kbis2…) n’a été rentrée dans l’application », lui explique le référent d’Uber. Impossible : Jafar est livreur depuis des mois. Sans ces documents, il n’aurait pas pu travailler. « Attendez, il semblerait que votre compte ait été basculé en compte Uber VTC, ce qui a effacé vos documents. ». Et là, Valentin sèche : « Je vais devoir appeler le support Uber car je ne comprends pas », admet-il, et promet de rappeler directement Jafar dans les prochains jours. Le visage du livreur se détend légèrement, même s’il sait pertinemment qu’il ne pourra pas retravailler tant qu’il n’aura pas reçu ce coup de fil. Il n’a d’autre choix que d’attendre. « Les gens n’imaginent pas notre niveau de dépendance aux algorithmes, qui régissent littéralement nos vies », glisse un livreur présent.

Joseph (à gauche) recevant Jafar à la permanence des Coursiers autonomes de Bretagne.
Joseph (à gauche) recevant Jafar à la permanence des Coursiers autonomes de Bretagne.© Syndheb

3. Chaque livreur qui vient ici doit au préalable payer une adhésion (15 euros) qui lui assure un an d’accompagnement personnalisé, que ce soit pour des problèmes de déconnexion ou pour l’aider dans ses démarches.

La permanence de Rennes connaît un grand succès. Régulièrement, des livreurs viennent de loin pour se faire conseiller. Ce jour-là, un livreur déconnecté et travaillant à Vannes (Morbihan) a envoyé un ami pour remonter sa situation. « Les besoins sont immenses », résume Joseph, qui aimerait voir se multiplier dans d’autres villes ce type d’endroit et de « service à l’adhérent »3. Ça tombe bien : l’Union régionale CFDT de Bretagne a voté la semaine précédente un budget pour « aider au déploiement du CAB dans d'autres villes de la région avec l'engagement des UD à créer du lien et mettre à disposition leurs locaux et leur expertise, » précise Christophe Rondel, secrétaire général de l'URI Bretagne.

Tout à construire

4. Unions territoriales TPE.

À Rennes, le rôle du collectif CAB ne s’arrête pas à la médiation. Alors que s’achève la permanence, Joseph et Anne Castel, chargée de mission de l’Union départementale d’Ille-et-Vilaine sur les UTTPE4 et les travailleurs indépendants, vont rencontrer un assureur local pour que soit proposé un contrat commun aux livreurs de Rennes ; de fait, beaucoup d’entre eux se voient refuser un contrat d’assurance car on les considère comme faisant un « métier à risque ».

Des discussions sont également en cours avec la ville de Rennes et la police municipale pour aménager des espaces dédiés aux livreurs dans le centre-ville. « La CFDT apporte sa force de frappe et son réseau. Le but, c’est de parvenir à instaurer le dialogue et reconnaître ce nouveau métier, puisque le législateur n’a pas encore pensé ses protections, résume Anne. On a un peu l’impression d’être des pionniers. Ici, tout est à construire ! » Sans parler des négociations nationales en cours avec l’Arpe (Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi, créée en avril 2021 pour organiser le dialogue social entre les plateformes et les travailleurs), auxquelles Joseph participe.

À propos de l'auteur

Anne-Sophie Balle
Rédactrice en chef adjointe de Syndicalisme Hebdo

Plus tard dans la journée, il aura aussi fallu rappeler les livreurs reconnectés, « pour assurer le “service après-vente” » et suivre les dossiers en cours. « L’engagement, c’est quelque chose d’extensif, résume Joseph. L’aide, c’est dans ma nature. Au sein de ma famille, je suis l’aîné. J’ai toujours accompagné mes frères. C’est cette solidarité qui fait que l’on n’a pas peur du lendemain. On prend notre vie en main et on avance ! Mais je ne peux pas tout donner. Déjà, mon engagement empiète sur ma vie courante, et j’en oublierai presque que j’ai du chiffre à faire en tant que livreur indépendant. » D’où l’urgence de repérer et d’embarquer dans le collectif d’autres « leaders naturels », comme il les appelle, pour accompagner ces travailleurs. Et construire de nouvelles protections.