Extrait du magazine n°513
Depuis 2023, le centre hospitalier de Roubaix propose aux soignantes et agents de l’hôpital victimes de violences intrafamiliales un accompagnement spécifique qui va de l’écoute au relogement d’urgence. Une première en France que l’on aimerait voir essaimer sur tout le territoire.

À l’hôpital de Roubaix, les cas de violences intrafamiliales sont, comme partout ailleurs, quasi quotidiens. Depuis 2022, un dispositif de repérage et d’accompagnement des victimes existe pour les patientes.
Mais qu’en est-il de celles qui les soignent ? « On le sait, une femme sur dix est victime de violences intrafamiliales [VIF] au cours de sa vie, sans distinction d’âge ou de milieu social. Si la lutte contre les VIF est un enjeu de santé publique, l’employeur a également une responsabilité et un rôle à jouer pour faire du lieu de travail un espace sécurisé », estime Maxime Morin, le directeur du centre hospitalier et par ailleurs secrétaire général du Syncass CFDT .
De cette prise de conscience est né, en septembre 2023, le dispositif Daphné, « référence à la muse de la mythologie grecque qui a fui les avances insistantes d’Apollon en se transformant en laurier », résume Cassandra Megariotis, l’urgentiste à l’origine du projet.
Sous son impulsion, l’hôpital a décidé de mettre en place une « zone protégée » où les agentes victimes de ce style de violences pourront trouver refuge, être écoutées et accompagnées par un des dix-sept référents du groupe Daphné. « Nous disposons sur place de psychologues, de médecins du travail, d’assistantes sociales et de militants syndicaux. Autant de portes d’entrée qui sont les référents du projet et qui peuvent accompagner les victimes en toute confidentialité », poursuit l’urgentiste.
Cette diversité de profils revêt une grande importance car elle permet aux victimes de choisir de parler à leurs collègues ou à des personnes extérieures à leur service. D’autant que les besoins, d’une victime à l’autre, sont parfois très différents. « Pour l’une, il s’agira de pouvoir changer de service ou de site afin que son conjoint ne l’attende plus à la sortie, ou de la sécuriser professionnellement en la passant en CDI, par exemple. D’autres, pour qui le danger est plus grave encore, doivent être mises à l’abri. Dans ce cas, un appartement d’urgence est mis à disposition par l’hôpital », explique Isabelle Hérent, employée aux services techniques de l’hôpital et référente Daphné de la première heure.

Les victimes découvrent souvent l’appartement une fois que la parole s’est libérée. Depuis la fin 2023, il a été occupé cent quatorze jours, par intermittence. Le temps pour ces femmes, parfois accompagnées de leurs enfants, de se réorganiser. Ce rôle extraprofessionnel de référent a donné « un autre sens » au travail d’Isabelle mais l’a aussi bouleversé, peut-être plus qu’elle ne l’aurait imaginé… « Je n’avais pas pris la mesure de l’ampleur que cela allait avoir dans ma vie. Je n’étais pas formée à ça, à l’origine, comme beaucoup d’entre nous, finalement. »
« Il ne faut pas lâcher »
Que l’on ne s’y trompe pas : on ne s’habitue pas aux récits de violences, même lorsque l’on est assistante sociale. « C’est encore plus difficile de prendre de la distance quand il s’agit d’une collègue de travail. On y met autant de cœur, mais cela confère une responsabilité supplémentaire », avoue Stéphanie Bethencourt, assistante sociale. Anxieuse, elle nous parle de Solange (son prénom a été changé) à qui elle proposait la veille d’être mise à l’abri dans l’appartement avec ses enfants.
« Nous suivons Solange depuis plusieurs mois. Dès le premier rendez-vous, on a décidé de rédiger une information préoccupante tant les faits étaient graves ; ce qui a déclenché une enquête judiciaire. Nous avons également fait venir les forces de l’ordre sur le lieu de travail pour recueillir son témoignage. On est tous extrêmement inquiets, mais elle n’est pas prête à partir. Le temps des victimes ne correspond pas toujours au temps des autres… »
“On a souvent tendance à cloisonner vie professionnelle et vie privée, avec cette image totalement fausse que le privé ne doit pas interférer dès lors qu’on enfile sa blouse .”
En moyenne, une femme victime de violences intrafamiliales part (et reviendra) sept fois avant de quitter définitivement le domicile conjugal. « Pour nous, référents, c’est très déstabilisant, voire décourageant. On aimerait les conseiller et on aimerait qu’elles nous écoutent. Mais c’est apporter une réponse rationnelle à un problème émotionnel, ça n’a pas de sens. Il ne faut pas lâcher, continuer à tendre la main, qu’elles sachent que l’hôpital est de leur côté », abonde Patricia Roussel, responsable du service social.
Depuis le lancement du projet, en septembre 2023, l’hôpital de Roubaix a accompagné plus d’une vingtaine de femmes victimes de violences, soit autant qu’au cours des dix dernières années. Certaines venaient d’entrer dans la spirale des VIF, d’autres étaient plongées dedans depuis plus de vingt ans, sans trouver la force d’en sortir. Dans chaque cas, le fait d’aborder le sujet sur le lieu de travail a permis de libérer la parole.
« On a souvent tendance à cloisonner vie professionnelle et vie privée, avec cette image totalement fausse que le privé ne doit pas interférer dès lors qu’on enfile sa blouse », explique Guillaume Couvreur, DRH du centre hospitalier. Pour lever les freins et opérer un changement de paradigme – y compris dans la culture managériale –, il a fallu mener un vaste travail de sensibilisation au sein des équipes en formant les agents (1 000 ont été formés à ce jour sur les 3 000 que compte l’établissement) à déceler les « signaux faibles » (absentéisme, problèmes cognitifs…). Des comportements souvent mal interprétés et qui peuvent conduire au licenciement des victimes. De son côté, la direction a systématisé, lors de la visite périodique de la médecine du travail, une série de questions autour des VIF et ouvert le bénéfice de jours de congés du « fonds de temps solidaire » aux victimes.
L’hôpital de Roubaix fait la fierté des référents. Chacun aimerait que cette « safe zone » (zone de sécurité) soit installée dans tous les établissements de santé du territoire. « Le projet Daphné est libre de droits et reproductible partout, glissait Guillaume Couvreur lors d’une soirée de sensibilisation auprès des employeurs de la région. Ceux qui ne voudraient rien faire, au prétexte de ne pas vouloir entrer dans la sphère privée des salariés, oublient que le seul endroit où une victime de VIF est protégée, c’est son lieu de travail. »
Peu après notre reportage, Solange a pu être mise à l’abri avec ses enfants. Un soulagement pour l’équipe du dispositif Daphné qui ne doit pas faire oublier toutes celles qui, faute d’une main tendue, ne seront pas parties à temps… En France, à la mi-avril, on comptait près de 50 féminicides depuis le début de l’année 2025.