“Une heure avant l’annonce, on nous assurait qu’on n’était pas sur la liste”

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iconeExtrait de l’hebdo n°3894

Le 20 octobre, Carrefour annonçait une énième vague de location-gérance qui doit toucher 37 magasins d’ici à 2024. Les 260 salariés de Douai Flers sont sous le choc. Reportage.

Par Anne-Sophie Balle— Publié le 31/10/2023 à 13h00

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1. La location-gérance (franchise) consiste à confier à un tiers l’exploitation du magasin tout en restant propriétaire du fonds de commerce.

Sur le parking du Carrefour de Douai Flers (Nord/Hauts-de-France), les yeux gonflés par le manque de sommeil, les salariés occupent l’espace, sans bloquer l’entrée du magasin. Quatre jours se sont écoulés depuis l’annonce du passage en location-gérance1 de leur magasin, dont la gestion va être externalisée et confiée à un gérant contre paiement d’une redevance au groupe. Et certains n’arrivent toujours pas à y croire. « À chaque fois qu’une liste de magasins était publiée, on avait peur. Mais on se rassurait en se disant qu’on était le plus gros magasin de la région », avancent Nathalie et Sophie, jusqu’à aujourd’hui si « fières » d’appartenir à ce groupe auquel elles ont donné respectivement dix-sept et trente ans de leur vie.

Nathalie et Sophie.
Nathalie et Sophie.© Syndheb

« Ils ne peuvent pas avoir investi autant d’argent dans la modernisation du magasin, avec un drive hybride flambant neuf à plusieurs millions d’euros, pour nous jeter comme ça ! » Un mot revient sur toutes les lèvres : trahison. « Une heure avant l’annonce, on distribuait des tracts et on faisait signer aux clients une pétition de soutien. La direction est descendue nous dire : “Qu’est-ce que vous faites là encore avec vos chasubles ? On n’est pas sur la liste », se souvient Valérie Kafoa, élue CSE… « On n’est pas sur la liste, répète-t-elle à voix basse. Vous n’imaginez pas à quel point cette phrase me hante. »

Lame de fond silencieuse

2. Au total, neuf des 37 magasins concernés sont concentrés dans les Hauts-de-France, région la plus touchée par le phénomène de location-gérance.

Nous sommes le 24 octobre, et quatre jours ont passé depuis l’annonce. Quelque 280 salariés de Douai et des magasins alentour2 sont venus dire leur écœurement face à l’incompréhensible politique d’externalisation que poursuit le groupe depuis 2018. Une lame de fond silencieuse, qui semble ne pas avoir de fin. La stratégie poursuivie est toujours la même : permettre à Carrefour de se dessaisir de ses magasins peu ou pas rentables – l’externalisation des foyers de pertes contribuant mécaniquement à améliorer le résultat du groupe. « D’ici 2024, à force de vagues successives de mise en location-gérance, ce sont 305 magasins qui auront été sortis du giron de Carrefour. Cela représente 23 000 salariés, dont 4 000 pour la seule annonce du 20 octobre », assure Sylvain Macé, secrétaire national de la CFDT-Services.

Les clients n’y verront que du feu : le magasin subsistera, tout comme resteront l’enseigne et les produits vendus. Pour les salariés, en revanche, c’est une autre histoire : ce changement de statut représente la fin de tous les avantages sociaux liés au groupe (accords d’entreprise) et une perte de rémunération moyenne équivalant à deux mois de salaire par an (du fait, notamment, de la disparition de l’intéressement et de la participation). « On nous demande de subir en silence des pertes salariales qui vont de 2 300 euros par an pour les plus bas salaires à 1 000 euros par mois pour les salariés percevant des primes sur objectifs, fustige Valérie Kafoa au micro. En face, ce groupe parvient à trouver 2 milliards d’euros pour racheter ses propres actions, à rémunérer son PDG 8 millions d’euros sur les résultats de 2022 et à racheter d’autres enseignes [Cora et Match, en l’occurrence] pour 1 milliard d’euros ! »

Le 24 octobre, aux côtés de Marylise Léon (à gauche), Valérie Kafoa (au micro), élue du comité social et économique, s’adresse aux salariés du Carrefour de Douai Flers, aux élus locaux ayant fait le déplacement et au public venu les soutenir.
Le 24 octobre, aux côtés de Marylise Léon (à gauche), Valérie Kafoa (au micro), élue du comité social et économique, s’adresse aux salariés du Carrefour de Douai Flers, aux élus locaux ayant fait le déplacement et au public venu les soutenir.© Syndheb

Quel accompagnement social ?

Carrefour l’assure : cette transformation se fait dans le cadre d’un accompagnement social exemplaire. La « clause sociale » garantit un départ anticipé de ceux qui sont à trente mois de la retraite, et le maintien d’une partie de la rémunération et des avantages pour les salariés transférés pendant quinze mois. Mais après ? Sylvain Macé ne connaît que trop bien la mécanique de la location-gérance et ses effets sur les salariés en matière de risques psychosociaux. « Tout – jusque dans le vocabulaire choisi par le groupe Carrefour (qui évoque des “magasins susceptibles de passer en location-gérance”) – est fait pour donner de l’espoir aux salariés afin qu’ils se tiennent tranquilles et ne fassent pas de vagues. » Ce jour-là, plusieurs salariés se prennent d’ailleurs à croire qu’ils pourront rester dans le giron de Carrefour si aucun repreneur ne se fait connaître dans les six mois. Mais les élus CFDT en sont persuadés : le repreneur est déjà connu. « C’est une technique bien rodée, pernicieuse. »

Un peu plus loin, Pascal Leroux, responsable de la coordination CFDT Carrefour pour la région Nord-Est, est venu apporter son soutien. Ancien salarié du magasin d’Amiens (franchisé il y a dix-huit mois), il est le témoin des conséquences directes pour les salariés. « C’est la disparition de la mutuelle et de la sixième semaine de congés payés. Les salariés peuvent toujours la prendre, leur explique la nouvelle direction, mais sans solde… et en période creuse, de préférence », ironise-t-il. Sophie acquiesse. Elle a vu son mari (salarié du Carrefour Euralille) passer en location-gérance en 2021 : « J’ai vu de mes propres yeux ce que ça provoque en termes de pouvoir d’achat mais aussi de conditions de travail. Et je vous le dit, je ne veux pas vivre cela à mon tour. »

Pascal Leroux (au centre), responsable de la coordination CFDT Carrefour pour la région Nord-Est.
Pascal Leroux (au centre), responsable de la coordination CFDT Carrefour pour la région Nord-Est.© Syndheb

Stopper le rouleau compresseur

À propos de l'auteur

Anne-Sophie Balle
Rédactrice en chef adjointe de Syndicalisme Hebdo

L’accompagnement, le vrai, ce sont les élus qui vont devoir s’en charger. Sylvain Macé, avec la coordination CFDT Carrefour, va organiser, comme à chaque fois, une assemblée générale afin de répondre aux questions des salariés tant l’inquiétude est grande. « On le fait par sens des responsabilités. On va aussi étudier les options juridiques car on veut un maintien pérenne du statut collectif pour les salariés. »

Marylise Léon, présente ce 24 octobre aux côtés des salariés, prendra elle aussi la parole et dénoncera le seul objectif du groupe : la recherche du profit. « On va se battre avec vous pour que vous puissiez conserver les acquis obtenus par les équipes Carrefour ces trente dernières années [et plus particulièrement le maintien du statut collectif à l’issue de la cession]. Nous continuerons de porter votre message auprès des pouvoirs publics et ferons en sorte que ce rouleau compresseur de la location-gérance, qui concerne Carrefour et d’autres enseignes de la grande distribution, soit stoppé. Ce modèle n’est ni durable ni socialement juste. »