Cap délicat pour la réindustrialisation française

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iconeExtrait de l’hebdo n°3887

Le mouvement de réindustrialisation, amorcé en 2016 et relancé après la crise sanitaire, marque le pas. Les efforts en matière d’investissements sont réels mais la recrudescence de fermetures de sites inquiète. Un contexte peu favorable à l’enjeu de transformation industrielle et écologique.

Par Emmanuelle Pirat— Publié le 12/09/2023 à 12h00

Dans la « vallée de la batterie », à l’intérieur de l’usine ACC située à Billy-Berclau - Douvrin (Pas-de-Calais/Hauts-de-France), produit des batteries de véhicules électriques.
Dans la « vallée de la batterie », à l’intérieur de l’usine ACC située à Billy-Berclau - Douvrin (Pas-de-Calais/Hauts-de-France), produit des batteries de véhicules électriques.© Simone Perolari/RÉA

En quelques mois, ce sont plusieurs dizaines de milliards d’euros qui ont été promis et/ou investis dans l’industrie. Dix milliards d’euros pour verdir le ferroviaire ; 845 millions d’euros d’aides publiques au projet de la « gigafactory » d’Automotive Cells Company (ACC, qui fabrique des batteries électriques) à Douvrin (Pas-de-Calais/Hauts-de-France) ; 13 milliards d’euros de capitaux étrangers annoncés au sommet Choose France, en mai dernier, avec 128 projets à la clé censés créer quelque 8 000 emplois. Sans compter l’annonce au début juillet par la Première ministre d’une enveloppe de 7 milliards d’euros supplémentaires accordés à la transition écologique en 2024.

Est-ce à dire que la réindustrialisation hexagonale est en bonne voie ? Pas si sûr. Car selon les territoires et selon les secteurs, les situations sont contrastées. Au regard du mur d’investissements que suppose la transformation de l’industrie en vue de répondre aux enjeux de décarbonation, on comprend que l’on est encore loin du compte.

L’industrie française à la traîne

Représentant environ 11 % du PIB (contre 16 % en Italie et 22 % en Allemagne), l’industrie française est toujours à la traîne par rapport à ses concurrents européens. Elle a certes repris du poil de la bête depuis les années 90, marquées par une véritable saignée industrielle : Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, dans son ouvrage La Désindustrialisation de la France – 1995-2015, estime que la France a perdu la moitié de ses usines pendant cette période, entraînant la perte d’un tiers des emplois industriels. Entre 1990 et 2023, la France serait ainsi passée de 4,2 millions d’emplois industriels à seulement 2,8 millions.

Il faudra attendre l’année 2016, considérée comme celle du retournement de tendance, pour que cesse l’hémorragie. Mais, quelques années plus tard, la pandémie révèle les fragilités des sources françaises d’approvisionnement et la dépendance de l’Hexagone vis-à-vis de l’étranger. Dès lors, la souveraineté industrielle se trouve au cœur des préoccupations, et la relocalisation industrielle est à l’ordre du jour.

La création nette de sites industriels (c’est-à-dire la différence entre les créations et les destructions) repart à la hausse, indiquent les études du cabinet Trendeo ou les statistiques de L’Usine nouvelle. L’appui des grandes politiques publiques de soutien à l’investissement (France Relance, France 2030 et France Nation Verte pour les principales) a évidemment joué un rôle favorable. « Un dispositif comme Territoires d’industrie, l’un des quatre dispositifs de France Relance, qui s’est monté à 800 millions d’euros d’aides publiques, avec l’appui des régions, a permis de mobiliser 5,4 milliards d’investissement au global, majoritairement à destination des PME », souligne Xavier Guillauma, secrétaire confédéral en charge des politiques industrielles.

Une forte reprise des PSE

Malheureusement, l’élan post-Covid semble se dissiper. Depuis le début de 2023, la dynamique de relocalisation et d’investissements ralentit. Les derniers chiffres dont on dispose le soulignent : il y a moins de créations ou d’extensions de sites, mais surtout une recrudescence de défaillances d’entreprises. « Dans la métallurgie, on voit une reprise des PSE et des fermetures de sites, s’inquiète Anne-Gaëlle Lefeuvre, consultante Syndex, alors que, ces dernières années, les entreprises privilégiaient des ruptures conventionnelles collectives ou les plans de départs volontaires. » Délocalisations, baisses des volumes vendus ou arrêt de certaines activités pour en développer d’autres moins carbonées peuvent expliquer ces difficultés.

Plus largement, comment analyser ce fléchissement ? Ahmed Diop et David Lolo, chargés d’études à La Fabrique de l’industrie et auteurs de Crise énergétique en Europe et protectionnisme américain – La réindustrialisation compromise ?, estiment pour leur part que « cette dynamique de réindustrialisation se heurte aujourd’hui à trois obstacles sérieux, dont le principal est le doublement du prix de l’énergie en Europe ». Ce renchérissement du prix de l’énergie pourrait d’ailleurs menacer jusqu’à 6 % de l’emploi industriel français (environ 145 000 emplois), essentiellement dans les « industries de base », c’est-à-dire en amont de la chaîne de valeur – métallurgie, chimie, papier-carton… « D’autres facteurs peuvent interférer tels un contexte géopolitique instable, qui peut retarder des décisions d’investissements, ou une attitude attentiste des industriels en matière de fiscalité », précise Anaïs Voy-Gillis, économiste.

L’opposition citoyenne à certains projets industriels

Enfin, la dynamique de réindustrialisation semble souffrir d’autres difficultés, dont l’acceptabilité sociale de certains projets. Au nom du respect de l’environnement, les citoyens ne sont pas toujours prêts à accepter l’implantation d’une activité industrielle près de chez eux. Le Groupe Le Duff, entreprise de restauration, en est un exemple ; il a renoncé, au printemps dernier, à installer son usine de brioches industrielles à Liffré (Ille-et-Vilaine/Bretagne) et choisi l’Espagne comme point de chute à cause des très nombreux recours des riverains. « Mais l’industriel n’a pas non plus cherché à réduire son emprise foncière ou à mieux prendre en compte la biodiversité ou la question des eaux usées », pointe Xavier Guillauma. On pourrait aussi citer plusieurs projets concernant la fabrication de laine de roche ou de ciment, ajournés ou enterrés du fait des oppositions locales, ou parce que mal ficelés. Le principe de « zéro artificialisation nette » (ZAN), imposé par la loi Climat et résilience, pourrait également freiner les volontés d’implanter de nouvelles usines, mais représente aussi une opportunité pour revaloriser les friches industrielles. « Il va falloir trouver des équilibres qui font sens et se poser la bonne question : comment la réindustrialisation peut servir la transition écologique », indique Xavier Guillauma.

Une réindustrialisation particulièrement fragile

Finalement, c’est le portrait d’une réindustrialisation fragile qui apparaît, et dont on pourrait lister encore d’autres points de vulnérabilité : faiblesse de l’effort de R&D en France (moins de 2,5 % du PIB), « qui est un enjeu réel en matière d’innovation », rappelle Xavier Guillauma, mais aussi tensions en matière de recrutement et de compétences, sujet « déterminant », estime Anne-Gaëlle Lefeuvre. « Or, entre les compétences permettant de fabriquer un moteur thermique ou piloter une ligne d’électrochimie pour des batteries, ce n’est pas le même métier. Cela suppose des efforts d’investissements très conséquents dans la formation. » Pour la consultante, c’est d’ailleurs l’une des complexités de la période : la nécessaire réindustrialisation se combine avec une transformation profonde du modèle productif, source de grande déstabilisation. 

À propos de l'auteur

Emmanuelle Pirat
Journaliste

La réindustrialisation n’est donc pas qu’une affaire de capitaux investis. Sur ce point, d’ailleurs, la CFDT alerte sur la nécessité d’une conditionnalité des aides publiques, « pour éviter que certains industriels n’empochent les aides d’un côté et délocalisent de l’autre. Au sein des entreprises, nous réclamons un avis conforme du CSE, pour vérifier comment les aides accordées sont utilisées », conclut Stéphane Destugues, secrétaire général de la FGMM-CFDT.