Extrait du magazine n°475
Depuis bientôt dix-huit mois, les routiers chargent, roulent et déchargent leurs camions pour livrer entreprises, petites, moyennes et grandes surfaces dans l’indifférence générale. Reportage entre Lille et Douai.

Les files de poids lourds arrêtés le long de la bande d’arrêt d’urgence n’ont pas diminué. Bien au contraire. Car, depuis le 19 mars 2020, le ministère des Transports a publié un arrêté autorisant plus d’heures de conduite pour faire face aux besoins d’approvisionnement du pays. Il a levé l’interdiction pour les camions de circuler les dimanches, augmenté la durée journalière de conduite jusqu’à dix heures par jour (au lieu de neuf) et onze heures par jour deux fois par semaine (au lieu de dix).
Depuis, le trafic s’intensifie, du fait de l’explosion des achats en ligne, et les aires de parking sont saturées. Comme la législation oblige aussi les conducteurs à s’arrêter toutes les quatre heures et demie de conduite pendant quarante-cinq minutes, ces derniers passent souvent leur temps de pause en cabine, faute de places sur les relais d’autoroute. Ce qui ajoute un peu plus de sédentarité à leur journée, impacte leur sommeil et leur santé.
“Pour nous, le confinement, ça n’a pas existé, on a bossé tout le temps mais on n’a pas été applaudis.”
La nuit, l’absence de parkings sécurisés leur complique aussi la vie. « Ils sont responsables de leur chargement, alors parfois ils ne dorment que d’un œil », explique Thierry Valentin, secrétaire général du Syndicat général des transports CFDT du Grand Nord.

C’est donc avec soulagement que les routiers en transit par Douai ont pu de nouveau s’arrêter à La Bonne Table, un restauroute situé sur la N43 à Flers-en-Escrebieux. En novembre dernier, l’établissement s’est porté volontaire en vue d’obtenir une dérogation pour ouvrir en pleine pandémie. Il a été l’un des quinze retenus dans la région. Serena, l’une des deux patronnes, peut accueillir les habitués, comme Pascal, qui fait toutes les semaines la navette entre Valence et Dourges, petite commune du Pas-de-Calais, pour livrer du matériel de bricolage. « Pour nous, le confinement, ça n’a pas existé, on a bossé tout le temps mais on n’a pas été applaudis. » En 2020, il a effectué ses 70 000 kilomètres, « comme d’habitude ».

Mais jusqu’à récemment, La Bonne Table ne pouvait proposer que des repas à emporter. Pascal devait dîner seul dans son camion garé au bord de la nationale avant d’y dormir… Serena propose maintenant jusqu’à 30 couverts assis (autant que de poids lourds garés de l’autre côté de la route). Heure de fermeture ? « Lorsqu’il n’y a plus personne. » Et dès 5 h 30, elle est sur le pont pour servir les premiers petits déjeuners.
Côté logistique
Pour que les camions puissent charger, l’activité logistique ne s’est pas arrêtée non plus. Dans les vastes entrepôts de la société Simastock, à côté de Lille, caristes, manutentionnaires, préparateurs de commandes et contrôleurs ont appris à travailler avec les gestes barrières : chaque jour, ils déchargent une douzaine de camions et en rechargent une trentaine (la marchandise arrive en palettes et repart en cartons individualisés). L’entreprise a fait appel à un prestataire la nuit pour désinfecter les entrepôts (plus de 80 000 m2) avec des fumigènes.
“[…] Nous avons fait le choix de maintenir le plus possible de conducteurs au volant, en organisant des rotations pour les faire tous travailler […]“
Non loin de là, chez Depaeuw, autre entreprise de transport historiquement implantée dans la région, Julien Depaeuw, le directeur, raconte : « À l’annonce du premier confinement, nous nous sommes demandé s’il fallait fermer ou non. Fallait-il mettre en danger nos salariés ? Nos clients habituels étaient à l’arrêt et nous avons perdu 50 % de notre activité. Mais nous avons fait le choix de maintenir le plus possible de conducteurs au volant, en organisant des rotations pour les faire tous travailler, au moins à temps partiel. Avec ce système et les prises de congés, 15 % seulement des salariés ont été mis au chômage partiel. » Au printemps 2020, les conducteurs de Depaeuw ont pu livrer 250 millions de masques dans toute la France. « Ils se sont sentis utiles », poursuit-il. Cependant, il ne cache pas son inquiétude quant à l’avenir : il manque 10 000 transporteurs en France et le métier est de moins en moins attractif.
Une liberté chèrement payée
« J’ai choisi ce métier pour n’avoir personne sur mon dos ! », confie Adam, fils de mineur polonais, sur la route depuis trente ans. Il est l’un des derniers à pouvoir bénéficier du CFA dans sa version actuelle, le congé de fin d’activité qui autorise les chauffeurs à partir à la retraite à 57 ans après au moins vingt-six années de conduite.
En effet, en septembre, des négociations de branche reprennent pour décider de son financement d’ici à la fin de l’année 2022. « Sans une fin de carrière prenant en compte les contraintes physiques du métier, nous allons avoir encore plus de mal à recruter », s’inquiète Thierry Valentin. La CFDT-Route, premier syndicat de la profession, revendique aussi depuis de nombreuses années un accompagnement des conducteurs tout au long de leur carrière et, surtout, une revalorisation des salaires et un treizième mois conventionnel. Avec un taux horaire de 10,25 euros à l’embauche pour des contrats dits courtes distances (11,07 euros avec quinze ans d’ancienneté), « pour gagner sa vie, il faut faire des découchés et des heures supplémentaires afin d’engranger des frais de déplacement ». Seulement, les longs trajets en Europe, qui faisaient rêver les jeunes conducteurs, sont de plus en plus rares, concurrence oblige. Maintenant, « le long, c’est le bout de la France… ».