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En deuil au travail
Lorsqu’un salarié met fin à ses jours, interroger son passage à l’acte à l’aune de son vécu au travail est aujourd’hui un passage obligé. Les mentalités ont nettement évolué depuis une quinzaine d’années. Le sujet reste sensible, mais les expertises indépendantes se multiplient.

En matière de suicide, la France est un très mauvais élève. Chaque année, autour de 9 000 personnes se donnent la mort — un chiffre bien au-dessus de la moyenne européenne —, sans faire grand bruit. Le sujet reste largement tabou. « Nous avons des campagnes de prévention routière destinées au grand public mais nous n’avons rien d’équivalent concernant les suicides. Malgré le nombre de morts, il y a encore beaucoup de réticences à aborder le sujet sereinement dans la société, et par conséquent, dans les entreprises », résume François Cochet, directeur des activités santé au travail chez Secafi, un cabinet spécialisé dans l’expertise, l’assistance et le conseil auprès des instances représentatives du personnel.
Cet expert accompagne les élus du personnel d’Orange (ex-France Télécom) depuis le début des années 2000. À cette époque, on commençait à peine à faire le lien entre le suicide de certains salariés et leurs conditions de travail. Lorsque l’entreprise, en pleine restructuration, a connu une vague de suicides (jusqu’à un par mois) en 2008 et 2009, il n’a plus été possible de se voiler la face. « Il y a clairement un avant et un après France Télécom. Aujourd’hui,
il n’est plus possible d’ignorer la question du travail en cas de suicide, même si les causes d’un passage à l’acte sont, la plupart du temps, multifactorielles », analyse-t-il.
En cas de suicide d’un salarié, le rôle des élus du personnel est donc primordial. Ils doivent d'abord veiller à ce que la direction apporte tout le soutien nécessaire aux collègues, puis questionner ce geste, déterminer s’il est lié ou non au travail et à quel degré. L’idéal est de parvenir à faire voter en CSE une expertise indépendante. « Il faut bien séparer le temps de l’émotion et le temps de la compréhension », insiste François Cochet.
Déni de responsabilité
Jean-Claude Delgènes1, fondateur de Technologia, un cabinet de conseil dans l’évaluation et la prévention des risques professionnels, travaille aussi, depuis de nombreuses années, sur la question du suicide et les liens qui peuvent être faits avec le travail. « Il faut considérer le suicide dans le monde professionnel comme une défaillance de la structure, un témoin social d’une situation dégradée, et non comme une fragilité individuelle, affirme-t-il. Dans beaucoup d’entreprises en France, nous avons encore un management trop “Louis XIV”. Il n’y a pas assez de dialogue social, d’approche participative, d’écoute des salariés. »
Selon cet expert, tout suicide a de fortes probabilités d’être lié au travail à des degrés divers, d’où l’importance de mener une enquête à chaque fois que cela arrive, afinde pouvoir agir sur les causes. « Nous avons des outils pour poser un diagnostic et ainsi proposer des actions à mettre en place. C’est d’autant plus important qu’un suicide peut provoquer d’autres passages à l’acte dans l’entreprise. On parle alors de suicides en grappes », analyse-t-il.