En deuil et au travail

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En deuil au travail

Aussi universelle qu’invisibilisée, la perte d’un proche est l’un des moments les plus difficiles à affronter pour chacun de nous. Elle reste pourtant un impensé dans les entreprises. Peu d’employeurs mettent en place l’accompagnement nécessaire, au risque de laisser les endeuillés bien seuls face à leur traumatisme.

Par Claire NillusPublié le 10/12/2025 à 10h05

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© Luc Nobout/IP3

Il y a ceux qui préfèrent reprendre tout de suite le travail et ceux qui n’y arrivent pas. Ils reviennent à temps partiel, ou pas du tout. L'ampleur du choc causé par la mort d’un proche est aussi imprévisible que réelle. Si nous ne sommes pas tous égaux face au deuil, son impact sur la santé physique et morale est indéniable.

C’est pourquoi, après le suicide (sans lien avec le travail) d’une collègue, Carole a apprécié la mise en place d’une cellule psychologique avec la médecine du travail, la minute de silence observée le jour des obsèques et la présence de plusieurs cadres dirigeants de l’entreprise à l’enterrement… Laurence, qui a perdu son frère d’une mort violente, a, elle, été absente pendant cinq mois avant de reprendre son activité avec un temps partiel thérapeutique : « Tout le monde a été aux petits soins avec moi et a fait preuve d’un immense respect et d’empathie. J’ai pu reprendre mes fonctions à mon rythme, sans aucune pression. »

”Nous n’avions jamais mesuré ce trouble. Or, certains ont même le sentiment que le deuil ne prendra jamais fin”

Franck Lehuédé, directeur d’études et de recherche au Crédoc

Malheureusement, souvent, il n’y a rien de tout cela. Ni fleurs, ni lettre de soutien, ni collecte, ni aménagement du planning. Le retour au travail après quelques jours d’absence est juste considéré comme un retour à la normale, comme si rien ne s’était passé. Faute d’accord mieux-disant au niveau de la branche ou de l’entreprise, le code du travail autorise seulement trois jours de congé pour le décès d’un parent ou d’un conjoint, un peu plus pour la disparition d’un enfant (lire infographie ci-dessous) : presque un non-événement.

Anne, en CDI dans une grande entreprise du BTP, a pris deux jours de plus, sans solde, pour l’enterrement de son père, qui se déroulait à 700 kilomètres de son lieu de travail. Après le décès de sa mère, Franck, ouvrier dans la métallurgie, s’est absenté quatre jours, en posant un jour de congé. Le peu de soutien de sa direction, résumé à « une poignée de main et quelques mots rapides », a été un autre coup dur.

Congés légaux pour deuil. Source Etude Crédoc-Empreintes-SAF "Les Français face au deuil" 2025
Congés légaux pour deuil. Source Etude Crédoc-Empreintes-SAF "Les Français face au deuil" 2025© Murielle Guillard /CFDT Mag/ InfoCom

Neuf Français sur dix touchés par un deuil

Pourtant, un manager sur trois est confronté à un collaborateur ayant perdu un proche. Un proche, ce peut être un membre de la famille, un ami, un collègue, une personne dont on était l’aidant, toute personne avec qui l’on a eu un lien affectif fort.

Selon la dernière enquête Crédoc de 2025 sur le sujet, le deuil touche neuf adultes sur dix en France. Et en raison du vieillissement de la population, le nombre de décès dans notre pays est passé de 538 000 en 2005 à 646 000 en 2024.

De plus, parmi les 89 % des Français déclarant avoir déjà vécu un décès qui les a profondément affectés, beaucoup connaissent un deuil prolongé dont les conséquences impactent inévitablement la vie professionnelle. Solitude, douleurs physiques, difficultés à agir au quotidien : pour 11 % des Français, ces troubles dureraient plus d’un an, révèle l’enquête. « Nous n’avions jamais mesuré ce trouble. Or, certains ont même le sentiment que le deuil ne prendra jamais fin », précise Franck Lehuédé, directeur d’études et de recherche au Crédoc. « Nous avons demandé aux sondés de nous parler des deuils qui les ont particulièrement marqués et la majorité nous a parlé de décès survenus cinq ans plus tôt. C’est donc une expérience de long terme. En trois jours, on n’aura rien résolu, ni sur le plan émotionnel ni sur le plan administratif. »

“ 29 % des salariés en arrêt finissent aussi par quitter définitivement leur entreprise. ”

Plus d’absentéisme, plus de démissions

Des risques supplémentaires

L’étude met d’ailleurs en évidence l’absentéisme des salariés touchés par un deuil, avec des arrêts de travail de trente-quatre jours en moyenne. 29% des salariés en arrêt finissent aussi par quitter définitivement leur entreprise.

Laeticia Vigo-Habran, formatrice et accompagnante au deuil, confirme qu’il n’y a souvent ni écoute ni compréhension dans le milieu professionnel. Elle-même, à la disparition de son père, décédé en quelques semaines d’une leucémie foudroyante, n’a pas pu reprendre son poste d’assistante sociale dans une maison d’accueil spécialisée (MAS), «pourtant un milieu où l’on parle d’humain, de respect, de solidarité».

Elle s’est alors formée et a créé sa propre structure afin de pouvoir offrir cet espace de parole dont elle avait tant manqué à ce moment-là et dont souffrent toutes les personnes qu’elle accompagne aujourd’hui. «On leur demandaitde la performance, ils se sentaient incompris. Tous ont quitté leur emploi, résume-t-elle. Parfois, ils ont été déçus par leurs collègues mais ceux-ci ne sont pas plus formés que les managers face à ces événements.»

À propos de l'auteur

Claire Nillus
Journaliste

Logiquement, quand ça se passe mal, l’étude constate une augmentation des comportements à risque (plus de consommation d’alcool, par exemple) et des burn-out. Accompagner les endeuillés, c’est aussi prendre en compte des problèmes de concentration et de fatigue en vue de limiter les risques d’erreurs et d’accidentdu travail. La personne a-t-elle besoin de partir plus tôt ou d’arriver plus tard pour résoudre ses problèmes administratifs ?

Peut-être faut-il la raccompagner chez elle si elle n’est pas en état de conduire ? A-t-elle besoin d’une aide financière ? Vit-elle seule ? Tout plaide pour former les managers et anticiper ces situations, sensibiliser
les équipes au fait que « ça peut arriver » et mettre en place des comités deuil au sein de l’entreprise. « Mais les organisations syndicales sont souvent les seules vers qui les salariés trouvent de l’aide, et les employeurs sont plus enclins à préconiser des formations “gestion du stress”, insiste Laeticia Vigo-Habran. Le deuil,lui, reste tabou. »