Prises de court, les entreprises tâtonnent

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En deuil au travail

Quand la mort d’un collègue survient, quelle place accorder au deuil dans le milieu professionnel ? Aujourd’hui, trop peu d’entreprises anticipent ces situations aussi sensibles que fréquentes. Pourtant, les outils d’accompagnement existent.

Par Anne-Sophie BallePublié le 10/12/2025 à 10h05

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© Cirou/Altopress/Andia

 Le décès de son collègue, Stéphane l’a vécu comme une véritable amputation. « Une explosion de tristesse, ça a bouleversé toute l’équipe. Le soir où nous l’avons appris, on s’est tous retrouvés et on a pleuré ensemble. Nous sommes allés à ses obsèques, en posant un jour de congé. »

Et puis il a fallu gérer l’après. « Opérationnellement, on est passés en pilote automatique. Heureusement, nous avions des personnes vraiment solides dans l’équipe, qui ont réussi à rester détachées assez longtemps pour nous permettre de faire notre deuil. Ensuite, c’est nous qui les avons couvertes pendant qu’elles faisaient le leur… On s’est soutenus mutuellement, mais nous ne l’avons jamais été par notre direction, qui est très vite passée à autre chose. »

Tabou social et sociétal

En France, 50 % des employeurs n’ont rien prévu en cas de décès d’un de leurs salariés, selon une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) effectuée en 2023. Un tel taux peut surprendre. Il est surtout révélateur du tabou qui entoure encore aujourd’hui la question du deuil : peur de s’y confronter, volonté de ne pas s’immiscer dans la vie privée des salariés… les raisons évoquées par les DRH sont multiples. Beaucoup avouent malgré tout leur absence totale d’anticipation en la matière. « Récemment, nous avons été confrontés au décès brutal d’une collaboratrice en télétravail. Elle était en ligne trente minutes avant. On était en état de sidération. On a improvisé », concède Yann, responsable des ressources humaines dans une administration.

De fait, le deuil ne fait pas partie des priorités dans le cadre de la qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) et reste trop peu thématisé en dehors des situations

de crise, au cours desquelles les RH comme l’encadrement se retrouvent pris de court. « Pourtant, ces acteurs ont un rôle majeur à jouer », explique Élodie Mothes, responsable de la formation chez Empreintes, association d’accompagnement du deuil. Un accompagnement qui commence dès l’annonce du décès par les RH et qui ne doit pas se concentrer sur le seul moment des obsèques, ce qu’ont tendance à faire les entreprises. « Prévoir un moment de recueillement ou un livre d’or est un symbole aussi attendu qu’aidant. Mais l’accompagnement doit se faire sur la durée. Il est important que l’encadrement, avec le soutien des RH et de la direction, prenne le temps d’ouvrir un espace de parole où les salariés pourront exprimer leur ressenti, et réfléchissent à l’aménagement du travail, en demandant du renfort pour les équipes comme on le ferait pour un arrêt maladie ou un congé maternité. »

Une manière aussi pour l’entreprise de mesurer « l’onde de choc » qu’un décès peut provoquer au sein d’un collectif de travail et de déceler d’éventuels risques psychosociaux.

Signe que le sujet reste un tabou social et sociétal, les salariés accompagnés reconnaissent la « chance » qu’ils ont eue. Caroline, professeur des écoles, souligne « la grande humanité dont ont fait preuve la gestionnaire et le rectorat de Montpellier » lorsqu’elle a perdu sa collègue, en septembre 2024, d’une longue maladie. « Avec nous, ses collègues, les échanges ont toujours été empreints de bienveillance, de compassion et de compréhension », même lorsqu’il a fallu enlever ses affaires de sa salle de classe. « Replonger dans son univers, avec ses objets, ses cahiers et tout ce qu’elle avait patiemment construit, fut une grosse charge émotionnelle. Nous avons mis près d’un an avant de pouvoir réellement accomplir cette tâche, mais on nous a laissé le temps. »

Ailleurs, en revanche, d’autres salariés n’ont pas reçu cette attention. Certains racontent même s’être vu attribuer le bureau de leur collègue disparue par la direction, qui leur avait déjà demandé de le nettoyer le jour même de l’annonce du décès… Toujours selon le Crédoc, 70 % des salariés estiment que le soutien des ressources humaines est inadapté, inutile ou inexistant.

Référents deuil

À propos de l'auteur

Anne-Sophie Balle
Rédactrice en chef adjointe de Syndicalisme Hebdo

Certaines entreprises ont pourtant pris le sujet à bras-le-corps. Chez M6, Orange ou encore L’Oréal, on trouve des « référents deuil » spécialement formés à l’écoute et à l’accompagnement des collègues qui vivent ces périodes difficiles.

« Les référents deuil ne sont pas des psychologues à qui l’on va demander d’animer un collectif de personnes endeuillées, prévient Élodie Mothes. Dotés de connaissances sur le deuil, son processus et ses conséquences, ils forment une sorte de pont entre la direction, les managers de proximité et les salariés. »

Chaque année, une cinquantaine de salariés suivent cette formation de trois jours dispensée par Empreintes, à l’instar de Clara, assistance sociale du personnel chez L’Oréal. « Cette question du deuil fait partie intégrante de mon travail, mais jusqu’alors j’essayais de m’en détacher au maximum. Peur de faire une bourde, de manquer d’expertise », explique la jeune femme, qui se souvient d’une période « particulièrement difficile, pendant le Covid, où les demandes d’accompagnement au deuil ont été exponentielles. On pense que les assistantes sociales, comme les médecins, sont calibrées pour ce genre de situations, mais ce n’est pas vrai. Cette formation a changé ma capacité à accompagner mes collègues, à comprendre ce qu’est l’écoute active pour accueillir le récit du deuil, toujours singulier quoique universel. »

Malheureusement, ces formations ne sont encore exclusivement suivies que par les travailleurs sociaux et les RH. Les élus du personnel et les représentants syndicaux, eux, restent en retrait de cet accompagnement du deuil – à l’exception des cas de suicide sur le lieu de travail qui font l’objet de CSE extraordinaires et peuvent aboutir à une enquête paritaire ou au vote d’une expertise indépendante.

Le guide* « Deuil au travail : comment l’accompagner ? »

Comment accompagner le retour et le maintien dans l’emploi d’un salarié endeuillé ? Conçu à l’issue des Assises du deuil et d’une série d’ateliers réunissant salariés, managers, RH, direction et parlementaires, le guide Deuil au travail : comment l’accompagner ? recense l’ensemble des questions à se poser lorsque survient un décès. Construit autour de fiches pratiques, il permet de savoir comment accompagner les salariés à chaque étape du deuil et offre aux différents acteurs de l’entreprise les clés de lecture utiles pour rédiger un protocole « deuil interne » permettant d’anticiper la prise en charge dans ces situations.

* Lien vers le guide payant