Patrick Zachmann travaille pour l’agence Magnum depuis les années 90. Révolutions, conflits, manifestations : il a couvert de nombreux événements qui ont changé la face du monde. Dans son dernier projet, personnel et intimiste, Mare-Mater, il confronte son histoire familiale à celle des jeunes migrants d’aujourd’hui. Entretien

Qu’est-ce qui vous a amené à la photo ?
J’aime les gens, j’ai toujours eu un intérêt pour eux, tenté de les comprendre… À travers l’autre, j’essaie de me comprendre moi-même. J’ai commencé à faire des photos dans les années 70 en amateur et puis je suis devenu professionnel assez jeune, à 22 ans, en 1976-1977. À ce moment-là, il y a eu concordance entre deux volontés. D’une part, un engagement militant très à gauche, j’avais la naïveté de penser que les photos pouvaient changer les choses ; d’autre part, la nécessité et le besoin, qui ne me sont apparus que plus tard, de savoir qui j’étais et d’où je venais. Et finalement, toute ma vie, j’ai travaillé sur ces thèmes de l’identité, de la mémoire et des migrations.
J’ai perdu mes illusions sur le pouvoir de la photo mais je reste convaincu, et j’en ai souvent la preuve, que la photographie et les démarches comme la mienne peuvent toucher des gens, les émouvoir, les amener à se poser des questions, voire à trouver des bribes de réponses.
Comment êtes-vous ensuite venu à la vidéo et au film documentaire ?
Parcours 1955 - Naissance à Choisy-le-Roi 1976 - Devient photographe professionnel 1989 - Ses clichés de Tian’anmen sont repris par la presse internationale 1990 - Entre chez Magnum 2006-2008 - Réalise Bar centre des autocars. Vingt ans après, il retrouve les jeunes de la Cité Brassens, à Marseille. Les Films d’ici. 2013 - Projet Mare-Mater, journal méditerranéen. Éditions Actes Sud |
Concrètement, mon passage au cinéma documentaire s’est opéré lorsque la chaîne de télévision japonaise NHK a commandé à Magnum une série de petits films sur des sujets de notre choix. J’ai décidé de filmer le quartier de Belleville avec ses migrants, les cohabitations, la mixité et l’intégration pas toujours facile. Ce film m’a mis le pied à l’étrier. Ensuite, j’ai réalisé un court métrage sur la mémoire de mon père1. Mais une des caractéristiques de mes films est qu’ils sont toujours le prolongement d’un travail photographique.Le passage de l’image fixe au cinéma, c’est un long chemin. D’abord, j’ai toujours été passionné par le cinéma de fiction. J’ai découvert des pays grâce au cinéma, le Japon par exemple avec les films d’Ozu et aussi la Chine avec les films shanghaïens des années 30. Mon travail sur les migrations a également été influencé par le cinéma, je garde gravé dans ma mémoire America, America, d’Elia Kazan.
Comment associez-vous ces deux disciplines ?
Cette décision de passer au film est venue après deux crises : celle de la presse et la mienne. Je travaillais beaucoup avec la presse et je n’étais pas satisfait de l’utilisation ou de la non-utilisation de mes travaux. Le cinéma devenait un moyen de montrer mon travail. Je me sentais aussi prisonnier du cadre fixe de la photo qui n’intègre pas la parole des autres ni ma propre parole ni le hors- champ.
En même temps, la force de la photo, c’est son silence, ce qu’elle ne dit pas, ce qu’elle ne montre pas mais ce qu’elle suggère. L’acte photographique est un acte solitaire et violent qui consiste à capter un instant magique. On nous taxe souvent de voleurs d’images. On fait évidemment tout pour adoucir cette violence. À l’inverse, le cinéma est un moment prolongé, un travail collectif avec une équipe, c’est lourd, cela suppose de réfléchir avant, d’écrire, de scénariser, de mettre en scène. Les gens acceptent beaucoup plus facilement d’être filmés que photographiés. Ils n’ont pas l’impression d’être trahis. Ce qui me plaît dans cette contradiction entre photo et cinéma, c’est l’aller-retour, le fait de passer de l’un à l’autre.
Dans Mare-Mater, vous parlez d’une « Europe jamais aussi riche ni aussi belle que ce que [ces jeunes migrants] imaginaient ». Est-ce que vous partagez cette idée d’une Europe décevante ?
Il faut distinguer plusieurs types de migrants, ceux d’Afrique du Nord et ceux d’Afrique subsaharienne. Ces derniers meurent de faim, ils sont presque obligés de partir. En Afrique du Nord, ils vivent mal, ils sont au chômage, c’est dur mais on n’y meurt pas de faim. Les parents de Nizar2 regardent la caméra et disent à leur fils : « On est pauvres mais on a de quoi manger, on construit une maison pour toi, alors reviens. » Il y a une forme d’hypocrisie sur les raisons de leur départ qui ne sont pas qu’économiques.
Les jeunes hommes migrants d’Afrique du Nord sont attirés par le mode de vie occidental : l’argent, les voitures et les filles. Ils subissent des pressions qu’imposent les traditions culturelles et religieuses qui font qu’ils n’ont pas une sexualité épanouie. Pour avoir des relations sexuelles, il faut qu’ils se marient. Cela est tabou, mais je l’ai vite compris. Il y a aussi chez eux le désir de voyager, le besoin d’aventure. L’originalité de Mare-Mater, c’est de traiter cette question sous l’angle de la séparation des fils d’avec leur mère et de mon rapport à la mienne. En fait, ils quittent leur pays, leurs amis mais ils quittent surtout leur mère. Ils ont besoin de s’éloigner pour casser ce lien très fort.
Les mères nord-africaines sont comme les mères juives, très possessives. Ces jeunes sont prisonniers de leur statut d’homme. Ils ont des responsabilités dans leur rapport à la virilité, au travail, à l’argent qu’ils doivent rapporter. Et finalement, ils franchissent la mer pour s’affranchir de leur mère, ce que je trouve plutôt sain.
Les premières années de ces migrants arrivant en France ou en Europe sont très dures, à de rares exceptions près. Il y a ceux qui échouent, les déçus qui n’en parlent pas et les autres. On parle, et il faut en parler des sans-papiers, de Lampedusa, de ceux qui risquent leur vie pour venir ici, mais on occulte les autres, c’est-à-dire la majorité, tous ceux qui ont réussi. Ceux-là ne sont pas déçus et ne veulent pas revenir dans leur pays, en raison du mode de vie et de l’absence de liberté mais pas au sens politique, les jeunes migrants ne sont pas très politisés.
Dans les paroles de votre mère mais aussi dans celles des migrants, il y a cette idée que « l’avenir est fini » là d’où ils viennent. Ces terres ne sont-elles que désespérance ?
En Algérie et en Tunisie, il y a des coins très misérables mais cela ne suffit pas à expliquer ces migrations. L’Algérie, effectivement, n’avance pas, elle recule plutôt. Elle a cru s’affranchir de la colonisation française mais elle s’est enfoncée dans une névrose identitaire en empêchant, par exemple, l’apprentissage du français. C’est une bêtise, c’était au contraire une richesse d’avoir cette double culture.
Par ailleurs, rien ne bouge dans ce pays gangréné par la corruption. Les richesses sont mal exploitées et mal redistribuées. La critique de la colonisation ne fait pas avancer les choses. En Asie, les Vietnamiens, les Cambodgiens, les Chinois ont aussi souffert de la colonisation mais ils ont dépassé cela et ont su en tirer profit. Résultat : les jeunes Algériens veulent partir pour la France, l’ancienne colonie, alors que le gouvernement fustige sans arrêt l’Hexagone comme il fustige les Juifs et agite un antisémitisme violent.
En allant en Algérie pour Mare-Mater, je voulais aussi comprendre cela : était-ce un mythe, cette cohabitation entre Juifs et Arabes en Algérie au temps de la colonisation ? Mais non, ils vivaient ensemble, en bonne intelligence. Les Arabes d’Algérie se sentaient plus proches des Juifs que des Français non juifs. Ils partageaient beaucoup de choses : la cuisine, les religions, qui ont de nombreux points communs, la culture de la famille et l’importance de la mère. La création d’Israël et les guerres qui ont suivi ont compliqué ces relations.
Pensez-vous que cette cohabitation soit impossible aujourd’hui ?
En Israël, oui. On est allé trop loin. Il faut créer deux États distincts. En France, aujourd’hui, c’est possible pour les raisons que je viens d’évoquer, par la proximité des cultures. Mais l’histoire va plutôt dans l’autre sens. Et j’en veux à ceux qui alimentent la haine et qui importent ce conflit ici. L’antisémitisme a changé depuis trente ans. Le danger ne vient plus de l’extrême droite mais des islamistes ou de gens comme Dieudonné. L’ensemble des travailleurs n’est pas antisémite mais peut le devenir en raison de cette rhétorique qui se fait de plus en plus entendre.
Vos travaux font souvent référence à la mémoire et à l’identité, les vôtres et celles des autres. Qu’est-ce qui vous pousse à travailler sur ces concepts ?
J’ai moi-même un problème de mémoire, je ne me souviens pas du passé. Je fais donc des photos pour reconstituer mon album de famille. De son côté, ma mère a tout jeté, les photos, les journaux d’Algérie… Elle a voulu gommer…
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