« L’alerte est un enjeu collectif »

Francis Chateauraynaud est sociologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

Par Emmanuelle Pirat— Publié le 30/06/2023 à 09h00

image
© DR

La France est considérée comme le pays ayant la législation la plus protectrice pour les lanceurs d’alerte en Europe. Qu’en pensez-vous ?

Du point de vue strictement juridique, la loi Waserman a indéniablement fait progresser la protection des personnes. Notamment pour freiner les risques d’intimidation ou de représailles et éviter d’être broyé dès la première prise de parole dissidente dans les entreprises ou les administrations. Mais le droit ne fait pas tout. Les acteurs sont stratégiques : si l’adversaire en face du lanceur d’alerte a de très bons avocats, ces derniers trouveront des astuces de procédure. Les lobbies et leurs cabinets de conseil déploient des moyens considérables pour mener des campagnes afin de contrer ou désamorcer les alertes. Il faut être sérieusement équipé face à ces contrefeux, et c’est une mobilisation de temps incroyable. Souvent, l’objet même de l’alerte est massacré, au profit des procédures.

“Partir seul au front est extrêmement périlleux, et cela ne doit pas rester un combat individuel. Une personne envoie un signal, fait une révélation, mais son acte doit être repris et porté par d’autres”

C’est-à-dire ?

Une des limites de cette loi est d’avoir laissé la question du traitement de l’alerte complètement de côté – via un décret paru à l’automne 2022. Or l’alerte aussi doit être protégée. Elle pose la question des compétences nécessaires pour l’évaluer, des conditions de sa mise en discussion, des porte-parole crédibles pour pointer les doutes qu’elle crée, de l’autorité légitime pour en déterminer les conséquences, etc. En cela, la liste des 41 autorités définies par décret, auxquelles le lanceur d’alerte peut adresser son signalement, semble bizarrement composée. La plupart de ces instances n’ont pas de réelle indépendance, étant parfois liées à un ministère. C’est un sujet majeur invisibilisé par la loi : la nécessaire indépendance de l’expertise !

Voyez-vous d’autres limites à la situation actuelle ?

À propos de l'auteur

Emmanuelle Pirat
Journaliste

En se centrant sur la protection des personnes, la loi Waserman a poursuivi la tendance à déporter les enjeux sur les individus, en éliminant les personnes morales, à l’exception des «facilitateurs », dotés d’une sorte de droit de diffusion, et surtout en oubliant la dimension collective de l’alerte. L’« héroïsation » des lanceurs d’alerte à laquelle on assiste souvent est contreproductive : elle conduit à prendre exemple sur des exceptions. Partir seul au front est extrêmement périlleux, et cela ne doit pas rester un combat individuel. Une personne envoie un signal, fait une révélation, mais son acte doit être repris et porté par d’autres – journalistes, syndicats, ONG, scientifiques, collectifs de citoyens, élus… Si le lanceur d’alerte joue le rôle de déclencheur et ouvre une brèche, ce qui l’expose considérablement, sa protection ne viendra pas uniquement du droit mais du mouvement collectif qui naîtra de son alerte. C’est pourquoi il convient de ne pas idéaliser la figure du lanceur d’alerte. Au lieu d’en faire un personnage providentiel, il faut interroger la capacité collective à s’engager et transformer les situations pour que les alertes ne viennent pas simplement s’inscrire dans une succession d’affaires et de scandales. C’est un enjeu de démocratie. Sur différents sujets, des risques alimentaires au réchauffement climatique, les alertes ont pu se propager, faire bouger les consciences et nourrir des causes collectives.