Extrait du magazine n°517
À Cherré (Sarthe), la direction de la Socopa s’appuie sur les élus CFDT pour accompagner des travailleurs sans papiers dans un parcours de régularisation. Un partenariat pour le moins atypique, mais qui a fait ses preuves sur le terrain. Reportage.

Leurs mains tâtent leurs poches, comme pour se rassurer. « Il est là », sourit Bafodé, avant de sortir de son portefeuille son « précieux », comme il l’appelle, ce petit morceau de papier lui permettant de ne plus avoir la boule au ventre dès qu’il sort de chez lui. À côté de lui, Mohamed, un autre salarié de la Socopa, lui aussi régularisé, fait le point avec Noëlle Maréchal, leur collègue et élue CFDT. « Bafodé et Mohamed sont les deux premiers d’une longue série », sourit-elle. Posés devant elle, une quinzaine de dossiers s’empilent. « Tous ont été menés à terme et ont conduit à l’obtention d’un titre de séjour officiel, à l’exception d’un pour qui une OQTF1 a été prononcée », explique-t-elle.
Un secteur en forte tension
Comment des élus CFDT se sont-ils retrouvés à accompagner leurs collègues dans un parcours de régularisation ? À la Socopa de Cherré, entreprise géante de la Sarthe, 1 500 salariés abattent, désossent, découpent et transforment près de 23 000 tonnes de viande par an. Un travail physique, aussi diffi cile que technique, qui fait des abattoirs un secteur en forte tension, obligeant, depuis toujours, la direction à recourir à une main-d’oeuvre étrangère. En 2022, Bafodé D., d’abord embauché dans un autre abattoir de la région avec son récépissé de demandeur d’asile, est arrivé à la Socopa pour un CDD, avec un faux titre de séjour. Assigné à la première transformation, il s’occupe d'ôter les tripes des carcasses, avant le passage du contrôle sanitaire. « À mon poste, il n’y a pas de droit à l’erreur, sinon la carcasse est bonne à jeter. Aujourd’hui, on a fait 245 bêtes et zéro faute », affiche-t-il fièrement. Mais, en février 2023, lorsque l’entreprise décide de le passer en CDI, une alarme retentit. Les RH demandent à Bafodé de fournir des documents complémentaires… qu’il ne possède pas.
Un parcours de régularisation sécurisé
Comme l’entreprise jouit d’un bon dialogue social et d’une relation de confi ance avec les élus, la direction se tourne alors vers la section CFDT. L’entreprise s’engage à garder et à embaucher tous ses salariés, dès lors qu’ils seront en règle, et s’en remet à la CFDT pour instaurer un « parcours sécurisé » de régularisation. L’équipe accepte – y voyant une autre manière de défendre les salariés – et confie la mission à Noëlle. Plutôt habituée à monter des dossiers pour faire reconnaître un handicap ou une invalidité chez un collègue, cette militante n’imaginait pas que le syndicalisme l’amènerait à jouer ce rôle. Mais ne lui parlez surtout pas de supplément d’âme. « Cela fait partie intégrante de ma mission d’élue, estime-t-elle. On apprend beaucoup, syndicalement et humainement parlant, devant ces réalités et ces parcours de vie. Je ne dirais pas que c’est facile, il ne faut pas craindre de soulever le tapis. Et une fois que la procédure est lancée,il faut aller au charbon et ne rien lâcher. »
Et, on peut le dire, elle ne compte pas ses heures. Pour Bafodé, Mohamed et les autres, elle collecte tous les documents à fournir (bulletins de salaire, avis d’imposition, promesse d’embauche…) et les accompagne à la préfecture pour les rassurer. Elle va même parfois jusqu’à solliciter les élus de la circonscription, lorsqu’un dossier n’avance pas.
Main dans main avec la Cimade
« Sans Noëlle à mes côtés, je n’y serai sans doute pas allé », assure Mohamed K. Embauché à la Socopa comme salarié polyvalent, cet homme de 35 ans, originaire de Guinée Conakry, a travaillé pendant dix-huit mois à la découpe avant que la direction ne décide de le passer en CDI. « Ils m’ont dit : “On ne peut pas t’embaucher parce que tu n’as pas de papiers. Mais on ne veut pas te laisser partir non plus. Va voir Noëlle !” Je suis allé voir Noëlle, et, depuis ce jour-là, elle ne m’a jamais lâché. » La CFDT, quant à elle, a noué des relations avec la Cimade2. Les deux entités travaillent main dans la main pour « accélérer et oeuvrer au mieux à la régularisation de ces travailleurs », résument Élisabeth Jousseaume et Marcel Moreau, deux militants de l’association.
Pour les personnes concernées, l’attente est pénible. Pendant tout le temps de la procédure, entre six et huit mois en moyenne, le contrat de travail est suspendu, le salaire non versé. « Notre compte est à découvert, on angoisse chaque jour, mais on est bien obligés d’affronter notre destin », poursuit Mohamed. Non sans émotion, ils se souviennent tous les deux de ce jour où ils ont appris qu’un titre de séjour officiel leur avait été attribué. « L’impression que la vie recommence, et cette peur qui nous collait à la peau s’envole », résume Bafodé. Tous deux ont pu signer un CDI à la Socopa, mais savent que viendra bientôt le moment de devoir renouveler leur titre de séjour – délivré pour un an seulement. Et ce n’est pas une mince affaire. La loi « immigration, intégration, asile » de janvier 2024 et la circulaire Retailleau de mai 2025 ont considérablement complexifié les démarches, « augmentant le nombre de documents à fournir et limitant drastiquement le renouvellement des titres de séjour pour un même motif », déplorent les militants de la Cimade.
Les besoins de main-d’oeuvre, eux, sont pourtant bel et bien présents. Un rapport du think tank Terra Nova, publié en mai dernier, estime entre 250 000 et 310 000 le nombre de travailleurs immigrés qui devront être accueillis chaque année jusqu’en 2040 pour « garantir la soutenabilité de notre modèle social ». Les secteurs en tension (bâtiment, services à la personne, agroalimentaire, etc.) sont particulièrement concernés. Actuellement, 20 % des travailleurs dans ces domaines sont d’origine étrangère, une main-d’oeuvre sans laquelle la France se retrouverait dans une situation de pénurie. Pour les patrons qui manquent de bras, il ne s’agit pas d’un sujet politique mais d’un besoin économique.
« Tant que la réponse politique ne sera pas à la hauteur de la réalité des situations de travail, nous serons obligés de nous démener pour obtenir des régularisations au cas par cas. Notre démarche est extrêmement pragmatique », résume Noëlle, dont l’engagement est une belle leçon de syndicalisme au service des collègues, de tous les collègues, avec ou sans papiers .