“J’ai choisi de parler des femmes en leur donnant la première place”

iconeExtrait du magazine n°493

Prolifique au cinéma comme au théâtre, l’actrice aux 120 films a mis son art au service de toutes les femmes. Son répertoire les contient toutes, qu’elles soient victimes ou puissantes, drôles ou criminelles, rebelles ou engagées. Rencontre avec Isabelle Huppert.

Par Claire Nillus— Publié le 28/04/2023 à 09h00 et mis à jour le 16/05/2023 à 04h32

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© J-P Clatot

1. Dupont Lajoie, Yves Boisset (1975)

2. Le Juge et l’Assassin, Bertrand Tavernier (1976).

3. La Dentellière, Claude Goretta (1976).

Au début de votre carrière, vous avez interprété des femmes victimes de la domination masculine. Violée dans Dupont Lajoie1, soumise à l’adultère dans Le Juge et l’Assassin2, renfermée et timide dans La Dentellière3. Un choix militant ?

C’est difficile quand on se retourne, quand on regarde ce que l’on a fait, et même ce que l’on vient de faire, de démêler ou de déceler les véritables motivations. On fait les choses selon un processus beaucoup plus inconscient qu’il n’y paraît, plus intuitif. Oui, ce sont des films que j’ai choisis mais pas selon une définition aussi claire, je ne me disais pas que j’avais un message à faire passer. Ma porte d’entrée n’était pas militante même si, encore une fois, un peu inconsciemment, on sait très bien où l’on met les pieds, et où un rôle va finir par vous emmener. Je le savais, mais sans me dire de façon déclarée : « Je fais un film féministe ou politique », « un film qui parle de soumission des femmes aux hommes », d’autant plus que la plupart de ces personnages sont aussi des femmes fortes car elles finissent d’une façon ou d’une autre à s’émanciper.

Effectivement. D’ailleurs, comment avez-vous réussi à vous imposer dans le monde du cinéma, qui reste encore un monde d’hommes ?

Il y avait, quand j’ai commencé, un certain cinéma où les femmes étaient, en effet, les satellites de personnages masculins. Cela ne me correspondait pas, je n’étais ni un faire-valoir ni une suiveuse. Donc je n’ai pas eu à me bagarrer. J’ai tourné avec des réalisateurs dont le regard était centré sur la femme que je jouais. Les personnages m’importent moins que la place qu’ils occupent ! C’est la vraie question. Dans le rôle d’une victime, ce qui compte, c’est bien entendu de comprendre pourquoi c’est une victime ou le contraire d’une victime, mais c’est surtout de pouvoir la mettre au centre du propos.

Il y a là une forme d’engagement tout de même ?

Oui, d’une certaine manière, mais sans forcément revêtir les oripeaux d’un quelconque triomphe féminin ou masculin. En revanche, j’ai fait le choix de parler des femmes en leur donnant la première place. C’est le plus important pour moi, donner directement accès à ce qu’elles sont : parfois fortes, parfois fragiles.

4. Les Bonnes, mise en scène de Benedict Andrews (2013).

Le film de Claude Chabrol, La Cérémonie (1995), était aussi un avertissement social fort. Comme dans Les Bonnes4– la pièce de Jean Genet, dans laquelle vous jouiez Solange –, ça finit mal : les domestiques se révoltent contre le mépris de classe dont elles sont l’objet. C’était jubilatoire de jouer Jeanne, la postière qui pousse son amie au crime ?

Oui, il y avait beaucoup de plaisir à la jouer. C’est un très grand film sur la lutte des classes, insolent, libre, un film terrible. J’avais le choix entre les deux rôles, celui de l’employée de maison analphabète, joué par Sandrine Bonnaire, et qui est formidable, et celui de la postière, que j’ai eu envie d’incarner, avec une parole véhémente, très hystérique, très exagérée.

Pensez-vous que le cinéma ait un rôle sociétal ?

Oui, le cinéma, souvent, de plus en plus, fait réfléchir. Il n’est plus réduit à sa seule fonction de distraction.

Et qu’est-ce qu’un bon film selon vous ?

De très populaire à très confidentiel, le cinéma est infiniment varié… Je dirais, peut-être, que c’est un film qui retient votre attention, bien qu’il faille encore préciser à quel titre. Les films retiennent notre attention pour des raisons très diverses. Il arrive que l’on visionne un très beau film tout en s’ennuyant, il faut bien se l’avouer. Et puis d’autres sont moins bons mais on les regarde quand même… Comment agissent-ils sur notre cerveau ? De multiples façons. Alors, pour essayer de répondre à votre question, je dirais qu’un bon film est une œuvre que l’on admire et où l’on reconnaît la puissance du cinéma.

Vous avez joué une ouvrière, dans Passion, de Jean-Luc Godard (1981). Dans le film de Jean-Paul Salomé, La Syndicaliste, au contraire, pas d’imagerie ouvrière, mais une lutte entre différents cercles du pouvoir.

On s’écarte, en effet, d’un certain visage du syndicalisme. Mais le personnage est surtout extrêmement fidèle à Maureen Kearney. Elle est à la fois une femme fragile, élégante – d’une élégance suspecte aux yeux de certains – et syndicaliste dans l’âme, ainsi que le montre son histoire. C’était intéressant d’emprunter cette réalité parfois plus proche de la fiction pour s’emparer du personnage.

5. L’Ivresse du pouvoir, Claude Chabrol (2006).

Dans L’Ivresse du pouvoir5 aussi, vous incarnez une femme qui se heurte à une cathédrale de pouvoirs. Finalement, votre rôle dans le film de Jean-Paul Salomé en résume d’autres en un seul.

C’est vrai. Mais contrairement à la juge dans le film de Chabrol, il y a quelque chose de mystérieux chez Maureen Kearney, ce qui va précisément permettre de distiller le doute. Les allusions à l’alcoolisme, à son passé forment un arrière-plan attestant en creux la thèse selon laquelle elle pourrait bien n’être qu’une affabulatrice. Ce qui m’intéressait dans le film, c’était que l’on puisse accorder autant de crédit à la vérité qu’au mensonge, montrer comment, à ce titre, le personnage est doublement victime, et de l’agression et de l’accusation d’avoir mis en scène sa propre agression. Il fallait pour cela présenter un même visage, insondable, indéterminé, prêtant le flanc à ceux qui la croient ou la veulent coupable.

Vous avez dit : « On ne parle que de soi quand on fait des films. » Vous vous sentez proche des femmes que vous avez incarnées ?

Elles sont proches de moi, surtout ! Je n’ai jamais l’impression de jouer un personnage. Cela paraît difficile à comprendre mais je pense que c’est cela aussi, le travail d’acteur, en tout cas me concernant, puisque le personnage m’indiffère. Le noyau dur du jeu se passe entre soi et soi.

Comment on s’arrange avec sa mémoire quand on enchaîne, comme vous, tournages et répétitions ?

C’est comme dans la vie, on ne sait pas toujours ce que l’on va dire dans la seconde d’après ! Mais je ne vous livrerai pas mes secrets… Je peux dire que le corps facilite cet apprentissage, il est un support pour les mots. On sait, par exemple, qu’en posant la main sur la table à tel moment, on va dire telle réplique. Les paroles s’agrègent aux déplacements. Tous les acteurs vous le diront.

Avez-vous le trac ?

Toujours ! Ça, je ne peux pas le minimiser ! Le soir d’une première, je me demande dans quel guêpier je me suis mise, alors que je pourrais rester tranquillement chez moi sur mon canapé. C’est une épreuve, une petite mort à chaque fois. Mais il y a pire : la mort elle-même ! Alors, je me dis que je préfère jouer plutôt que me jeter dans la Seine… Autant le prendre avec humour, non ?

Vous avez dit que vous aimeriez jouer un homme…

À propos de l'auteur

Claire Nillus
Journaliste

Je l’ai fait ! J’ai joué Orlando, dans l’adaptation théâtrale du roman de Virginia Woolf, de Robert Wilson, en 1993. Orlando devient femme au bout d’un extraordinaire voyage littéraire, un texte d’une incroyable modernité puisque, aujourd’hui, le rapport au corps a changé, on l’envisage différemment. C’est une œuvre exceptionnelle qui aboutit à une harmonieuse synthèse du masculin et du féminin. J’aimerais beaucoup rejouer Orlando.

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