Jean-Pierre et Luc Dardenne croient au pouvoir de la fiction, et en la capacité de chacun à s’ouvrir et se transformer grâce à l’autre. Rencontre avec deux cinéastes qui ont foi en l’être humain.

C’est avec le film La Promesse (1996) que vous vous êtes fait connaître du grand public. Qu’est-ce qui vous a poussés à ce moment-là à proposer une autre façon de faire du cinéma ?
Luc : On avait le sentiment que les corps avaient disparu. Dans les images que l’on voit majoritairement, les personnages ont des attitudes stéréotypées, les répliques sont des séquences verbales qui reviennent dans tous les films, entrecoupées de temps de silence identiques. C’est très formaté. Nous, nous cherchons une présence, une intensité particulière. Et puis, nos films sont des fables socio-économiques. On essaie de faire un diagnostic de notre société, en racontant une histoire, qui, on l’espère, traverse le temps. C’est effectivement avec La Promesse que nous avons trouvé notre méthode de travail. Nous faisons le casting nous-mêmes. Nous supprimons la médiation technique au maximum. La caméra est portée à l’épaule. On ne masque pas le bruit environnant. On s’en sert même pour le jeu des acteurs qui luttent avec ce son. On travaille sans essayer de composer des alliances ou des contrastes de couleurs. Cela ne nous intéresse pas d’embellir ou d’esthétiser. Le tournage respecte la chronologie des scènes pour nous permettre d’évoluer avec nos personnages. Et avant le tournage, nous faisons des répétitions. C’est plus long et ça coûte plus cher. En fait, nous mettons l’argent dans le temps.
Jean-Pierre : Avant La Promesse, nous avons connu un échec économique, artistique et personnel avec le film Je pense à vous. Nous avions quitté la vidéo documentaire pour aller vers la fiction en autodidactes. Nous entrions dans le royaume du cinéma : attention, nous devions nous comporter élégamment, pas comme de gros éléphants dans un magasin de porcelaine ! Ce fut évidemment une erreur lamentable. Nous étions contre ce que nous venions de faire, et notre méthode est née de cette réaction. Nous voulions retrouver des émotions de spectateur, comme celles que nous avions ressenties avec les films de Roberto Rossellini : de l’étonnement, être emporté par les choses. Nous avons cherché à faire des films où la vie peut pulser. Les personnes que l’on voit à l’écran doivent avoir une épaisseur, des zones d’ombre. Il faut aussi que le spectateur ait l’impression que l’histoire a commencé avant, et continue après, et qu’il puisse ainsi être en conversation avec le film.
Quelle place voulez-vous donner au spectateur ?
Luc : C’est la place de quelqu’un qui va devoir penser à ce qu’il voit. Entre le personnage et lui ou elle, il y a un échange à la fois émotif, moral et intellectuel. On essaye toujours de surprendre le spectateur, qu’il soit emmené au-delà de ses préjugés. Qu’il se dise : « Ah, tiens ! je ne m’attendais pas à ce que le personnage fasse ça. » C’est la puissance de la fiction : permettre au spectateur de revenir dans le monde réel un peu transformé, avec un personnage de cinéma qui sera devenu un personnage de sa vie intérieure, et qui pourra l’éclairer. Sandra, interprétée par Marion Cotillard dans Deux jours, une nuit, a été comparée au personnage de Henry Fonda dans Douze hommes en colère. Tous deux parviennent à faire changer d’avis d’autres personnes. Les avoir en tête, cela peut vous aider dans une situation identique.
Ne placez-vous pas aussi le spectateur dans une position qui l’empêche d’avoir des jugements hâtifs ?
Jean-Pierre : C’est vrai qu’on laisse à nos personnages une épaisseur humaine. Même lorsque Rosetta [interpétée par Émilie Dequenne dans le film du même nom] est tentée de laisser mourir Riquet [interprété par Fabrizio Rongione] pour prendre sa place, on ne l’enferme pas dans la figure de « la mauvaise ». De même, on ne condamne pas les collègues de Sandra, bien qu’ils lui disent ne pas pouvoir la soutenir. Même si le spectateur n’adhère pas à certaines actions des personnages, il n’est pas emprisonné dans la position de juge.
Luc : Si on prend l’exemple du personnage de Rosetta, elle réclame d’abord son poste, qu’elle a perdu de manière injuste à la fin de sa période d’essai. Puis elle entre en compétition avec Riquet, elle devient un vrai soldat du capitalisme. La fiction permet au spectateur de faire l’expérience d’un mouvement moral. C’est bien qu’il s’éloigne de Rosetta, puis qu’il revienne vers elle lorsqu’elle va s’excuser. Quand Bruno [Jérémie Renier], dans L’Enfant, vend son bébé, on ne dit pas : « Regardez, c’est un salaud » ; on reste avec lui jusqu’à ce qu’il se rende compte de ce qu’il a fait et jusqu’au moment où il va devenir un père.
Quelle est votre vision du travail ?
Jean-Pierre : Nous sommes nés dans une région d’Europe [la banlieue de Liège] où le travail industriel construisait le temps. Quand nous étions enfants, les sirènes des usines qui sonnaient aux pauses de 6 heures, 14 heures, 18 heures et 22 heures étaient notre repère dans le temps. Le travail avait une valeur importante dans notre famille. On le considérait avec empathie. Comme nous étions quatre enfants, notre père travaillait à l’usine et faisait aussi des heures le soir. Notre mère s’occupait de nous, c’était aussi un travail. Et puis il fallait travailler à l’école pour avoir une meilleure vie. Mais on pense que le travail peut aussi être un lieu d’aliénation, de souffrance. C’est également un lieu où on agit collectivement : avec les autres, on peut essayer d’améliorer les conditions de travail. Les syndicats et les mutuelles sont nés de ces lieux. Peut-être qu’une partie de la violence sociale aujourd’hui est due au fait qu’il y a de moins en moins d’endroits où se parler, et même où s’engueuler.
Luc : Comme disait Hannah Arendt, le travail est un lieu de démocratie. On y discute, on y vote, on y est solidaires ou pas. Aujourd’hui, le travail est davantage un espace individuel. Il y a encore des endroits où les gens se rassemblent, comme les stades, mais ce sont des lieux de séduction, de défoulement et de violence réprimée. On n’y construit pas du social, on n’y élabore pas des lois, on ne s’y bat pas pour obtenir justice.
Le film Deux jours, une nuit interroge-t-il cette évolution du collectif au travail ?
Luc : On a voulu faire un diagnostic du…
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