“90 % de mes clients sont dans l’irrégularité à cause de l’État”

Dans son dernier ouvrage, l’avocate Marianne Leloup-Dassonville démonte les clichés sur les sans-papiers et dénonce un système administratif où les lenteurs et les négligences de l’État fabriquent l’irrégularité.

Par Sabine IzardPublié le 12/12/2025 à 10h11

image

Votre livre aborde les préjugés qui entourent les étrangers en France et dévoile la réalité administrative à laquelle ils sont confrontés.

J’ai choisi cinq sujets qui cristallisent le débat public – l’asile, les sans-papiers, les obligations de quitter le territoire français (OQTF), la fraude et la naturalisation – pour montrer comment nos règles, et surtout la manière dont elles sont appliquées, peuvent détruire des vies. Par exemple, on a beaucoup parlé, ces derniers mois, d’expulsion de « délinquants étrangers ». Dans l’imaginaire collectif, ce sont des criminels, des terroristes. 
La réalité est tout autre. J’accompagne actuellement une mère célibataire menacée d’expulsion pour avoir volé des vêtements. Trois enfants à charge, sans aide des pères. Elle avait un emploi… jusqu’à ce qu’elle le perde quand la préfecture a refusé de renouveler sa carte de séjour. Ce sont ces profils-là que l’on cherche à expulser.  Je pense que beaucoup de Français l’ignorent.

Vous décrivez un « enfer administratif » qui impacte également des personnes parfaitement en règle.

Absolument. Quand j’ai commencé, je pensais défendre surtout des demandeurs d’asile ou des sans-papiers. En réalité, 90 % de mes clients sont devenus « irréguliers » à cause des lenteurs de l’administration. Ce matin encore, j’ai déposé un recours pour une Américaine mariée à un Français depuis trois ans. Son dossier est complet, tout est en règle ; pourtant, ça fait un an qu’elle attend le renouvellement de sa carte de séjour. En attendant, elle ne peut ni travailler, ni voyager,ni même être soignée correctement. Sa carte est peut-être dans un placard de la préfecture, avec des milliers d’autres. C’est absurde et profondément injuste.

Avez-vous constaté un durcissement des procédures, ces dernières années ?

Oui, nettement. Quand j’ai ouvert mon cabinet, il y a six ans, un simple courrier suffisait à débloquer un dossier. Puis il a fallu saisir le tribunal administratif. Aujourd’hui, même quand un juge ordonne à la préfecture d’agir, elle ne s’exécute pas. Je dois alors déposer un référé-réexamen afin de forcer l’exécution de la décision. Résultat : des mois de perdus pour le client et un coût considérable pour le contribuable. Trois juges pour un recours, un pour le référé, des greffiers mobilisés… Finalement, la préfecture est condamnée à rembourser (au moins en partie) les frais d’avocat. Tout cela empêche une personne de travailler et de payer des impôts ! Le vrai voyou, c’est l’État, qui ne respecte pas les décisions de justice.

Que faudrait-il changer pour mieux accueillir ces personnes ?

D’abord, permettre aux demandeurs d’asile de travailler. Tant qu’ils n’ont pas ce droit, ils dépendent de réseaux 
d’exploitation qui les obligent à vivre dans des conditions inacceptables. Ensuite, régulariser les travailleurs sans papiers : la France a besoin d’eux, ils font tourner des secteurs entiers. Enfin, il faut éviter que des personnes en situation régulière tombent dans l’irrégularité à cause d’un simple retard administratif. On pourrait, pendant le traitement du dossier, leur délivrer un récépissé automatique leur permettant de continuer à travailler, voyager, vivre. Ce serait une mesure de bon sens et d’humanité.

Votre travail semble aussi une manière de redonner une dimension humaine à ces parcours.

Exactement. Derrière chaque dossier, il y a une vie suspendue, un projet brisé, une dignité malmenée. Mon rôle, c’est de rappeler que ces personnes ne sont pas des chiffres ou des menaces mais des hommes et des femmes que notre système maltraite. Dans bien des cas, l’illégalité qu’on leur reproche n’est pas de leur fait : elle est 
celle d’un État qui ne respecte pas ses propres règles.