Un phénomène massif

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Aider les aidants

Les salariés sont souvent des parents mais aussi des descendants de personnes qui vieillissent. Plus que jamais, l’évolution de la société les met à contribution pour aider leurs proches, complexifiant à l’extrême leur vie personnelle et professionnelle. Témoignages.

Par Claire Nillus— Publié le 28/04/2023 à 09h00

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© REA

Ils sont entre 8 et 11 millions en France et ils font un travail invisible. Ce sont des « aidants ». Le terme est parfois associé à différents adjectifs qui contextualisent l’aide apportée : aidants «familiaux», «naturels», «proches», «informels». Ces terminologies ont en commun de souligner le caractère non professionnel de leur aide et sa régularité. La plupart des aidants s’occupent d’une personne de leur famille, mais parfois plus d’une.

D’après l’Orse (Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises), la moitié d’entre eux cumule l’emploi avec l’aide qu’ils apportent à un proche. La Haute Autorité de santé donne également un autre chiffre : près de 10 % des aidants le sont pour des amis ou des voisins vivant seuls. Soutien moral, aide domestique, rendez-vous médicaux, surveillance, démarches administratives… : les aidants décrivent tous les cas de figure selon les besoins du proche aidé, la possibilité de se faire relayer ou non, avec des conséquences diverses sur leur vie professionnelle, familiale et amicale, leur santé, leurs performances et leurs projets de vie. Au final, l’aidance s’inscrit dans une problématique plus large, celle de la prise en charge du grand âge, du handicap et des personnes fragilisées par une maladie ou un accident de la vie. Et comme les trois quarts des aidés vivent à leur domicile (et ont donc besoin d’aide), le nombre d’actifs concernés devrait augmenter rapidement. Selon le baromètre BVA/Fondation April, en 2030, un salarié sur quatre sera aidant. Autre phénomène marquant : on entre dans l’aidance de plus en plus tôt, 36 ans aujourd’hui contre 60 ans il y a quelques années, selon une étude Ocirp-Viavoce.

Claire Marchal
« Il n’y a aucune bonification pour les aidants »

Claire vit avec sa mère, qui a fait une grave dépression. Les médecins qui la suivent s’accordent tous à reconnaître que la présence de sa fille auprès d’elle est indispensable. Mais tout se complique en 2022 lorsque Claire réussit l’examen du Capes interne d’anglais. Depuis douze ans, elle exerçait comme contractuelle. Elle adore son métier et se réjouit d’avoir réussi à décrocher un sésame pour être titularisée. Jusqu’au jour où elle découvre son affectation de stage : Châteauroux, à 200 km de chez elle. Aucun de ses vœux n’a été pris en compte, pas même ceux qui étaient dans un rayon de 60 km, et qu’elle était prête à assumer.

« J’ai fourni de nombreux documents de la part des médecins qui soignent ma mère pour demander une révision d’affectation au plus vite. On m’a répondu que cela n’était pas possible en cours d’année. Depuis le 1er septembre, je suis donc en arrêt de travail… Situation ubuesque car rester proche de ma mère est tout à fait compatible avec l’exercice de mon métier dans mon département de résidence. Mais on me répond : “C’est comme cela”. Le fait est qu’il n’y a aucune bonification pour les aidants dans l’Éducation nationale : être mariée, avoir des enfants, cela donne des points en vue d’une affectation. En tant que fille unique et unique aidante de ma mère, je n’ai droit à rien ! »

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Fabienne Roussel
« Les relations avec les collègues sont parfois tendues »

Sujet à des crises d’épilepsie, Damien s’est retrouvé gravement handicapé à l’âge de neuf mois. À bientôt 20 ans, il est toujours dépendant à 95 %. Fabienne, sa mère, est salariée d’un gros centre de tri de La Poste près de Nantes. Elle a toujours travaillé à temps partiel – à 76 % - afin de pouvoir s’arrêter à 16 heures et récupérer son fils. Pour cela, elle a accepté un poste aux horaires aménageables, deux grades au-dessus du sien. Mais lorsqu’elle demande la rémunération correspondante, elle s’entend répondre par son supérieur : « Vous avez des horaires aménagés, que voulez-vous de plus ? » Grâce à l’intervention de la section CFDT, Fabienne a pu faire rectifier le tir. « Les relations avec les collègues sont également parfois tendues, notamment les jours où il y a beaucoup de travail. Avec les années, j’ai pris de l’assurance et j’ai appris à m’affirmer. Je ne suis pas favorisée par rapport à eux, je n’ai tout simplement pas le choix. »

Isabelle Audigé
« Je me débats dans un marécage administratif »

Il y a quelques mois, le père d’Isabelle, âgé de 86 ans, a été placé en urgence dans un Ehpad près de son domicile, à 200 km de chez elle. « Un soir, la gendarmerie m’a appelée. Mon père déambulait seul dans les rues en proie à des hallucinations. » Isabelle est fille unique et son père n’a aucune famille. Elle a pu bénéficier de huit jours « proche aidant » de la part de son employeur et d’un arrêt maladie de deux semaines pour parer au plus pressé : mettre son père sous tutelle, constituer le dossier APA (allocation personnalisée d’autonomie). Puis elle a multiplié les allers-retours les week-ends. « Il y a des moments dans la vie où l’on a besoin d’appuyer sur le bouton “pause” pour pouvoir tout gérer. L’issue de sa maladie est fatale et assez proche. J’aimerais être auprès de lui. »

Pour cela, il faudrait qu’Isabelle ait le temps de trouver une place en Ehpad près de Rennes, puisse effectuer des démarches administratives impossibles à effectuer en dehors des jours ouvrables, faire le nécessaire pour vendre la maison de son père afin de pouvoir financer son hébergement en maison spécialisée. Mais pour obtenir un congé de proche aidant, elle se trouve confrontée à un véritable non-sens administratif. « Mon père est bénéficiaire de l’APA, ce qui me donne droit à un statut d’aidant, qui lui-même donne droit à un congé de proche aidant. Mais on me réclame un formulaire qui n’existe pas… À moi de me débrouiller pour prouver que je peux y prétendre, bien que mon père ne vive pas sous mon toit… »

Sylvie Meneu
« J’ai besoin d’horaires fixes »

À 56 ans, Sylvie est l’aidante de son époux, atteint d’un cancer de l’œsophage. Entre deux opérations, il est hospitalisé à domicile. Agente territoriale et auxiliaire de vie, Sylvie pâtit des horaires à géométrie variable que lui impose son employeur. Même si son mari dort beaucoup, il reste seul entre deux passages des infirmières. « La ville nous donne plus d’heures à faire lorsqu’il manque du personnel et en retire lorsque la demande baisse. J’ai demandé à être mutée en Ehpad afin d’avoir des horaires fixes et pouvoir m’organiser mieux auprès de lui. Comme j’ai actuellement un crédit d’heures négatif, j’ai peur que ce projet ne puisse pas aboutir. J’ai demandé de l’aide à la section CFDT-Interco du Mans. » Pour tenir le coup, Sylvie a aussi fait appel à une psychologue. Malgré les amis et la famille, « vivre avec une personne qui dépérit à côté de vous, c’est une énorme souffrance ».

À propos de l'auteur

Claire Nillus
Journaliste

Pascal Brunelle
« L’État ne prend pas ses responsabilités en matière de handicap »

À 62 ans, il vit depuis dix ans avec sa fille handicapée. À 28 ans, Emmanuelle est dépendante à 90 % et ne parle pas. Pascal travaille à mi-temps pour pouvoir s’occuper d’elle. « J’aime mon travail, cela me permet de sortir de chez moi et de vivre autre chose », assure-t-il. Car le reste du temps, il doit être présent. Le grand paradoxe, c’est que la MDPH (maison départementale pour les personnes handicapées) lui a octroyé 400 heures d’aide par mois mais, faute de personnel, Pascal est presque tout le temps seul avec sa fille ; pas de week-end, pas de vacances. Il est épuisé mais pas du tout prêt à la remettre en internat. « Je ne veux pas qu’elle souffre. Elle est sans défense. L’État ne valorise pas assez les métiers du handicap et délègue la prise en charge à des établissements privés qui choisissent leurs pensionnaires. Emmanuelle, ils n’en veulent pas, elle demande trop de soins, la nuit notamment. »