Négocier (vraiment) l’égalité professionnelle, mission impossible ?

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iconeExtrait de l’hebdo n°3873

La négociation collective a un rôle à jouer pour espérer que l’on en finisse avec les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes. Les équipes syndicales sont souvent confrontées à des directions peu entreprenantes, ce qui donne des accords décevants. L’accompagnement pourrait être la clé.

Par Fabrice Dedieu— Publié le 09/05/2023 à 12h00

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© DGAFP et ministère de la Transformation et de la Fonction publiques

Dans l’entreprise de Benoît Kolb – un bureau d’études de 350 salariés –, l’égalité professionnelle ne semble pas être la priorité de la direction. L’entreprise n’a jamais obtenu une note supérieure à 75/100 à l’index de l’égalité professionnelle. En 2020, la note était même de 25/100… « Le dernier accord sur l’égalité professionnelle date de 2013, il a expiré trois ans plus tard. Depuis, il n’y a rien eu, explique le délégué syndical CFDT. Il y a beaucoup d’inégalités dans l’entreprise. Une enveloppe de rattrapage des inégalités salariales a été mise en place en 2022. Mais quand nous avons demandé un bilan de ce qu'ils en avaient fait, nous n’avons jamais reçu de réponse. »

L’inspection du travail a sommé l’entreprise de faire bouger les choses, sous peine d’une sanction financière ; résultat : une négociation va bientôt s’ouvrir. Le délégué syndical s’est même vu transmettre un projet d’accord de la direction. « On espère au moins avoir des indicateurs, des éléments factuels, des objectifs quantifiés à atteindre et une commission de suivi. Mais je n’ai pas grand espoir… », soupire Benoît Kolb.

Pas d’obligation de résultat

1. Unité économique et sociale.

Dans d’autres entreprises plus vertueuses que ce bureau d’études, les accords ne sont pas pour autant parfaits, loin s’en faut. Chez Auchan, un nouveau texte a été signé en 2022 pour quatre ans. « Nous avons réussi à obtenir des avancées comme des jours supplémentaires pour les personnes aidantes, une prolongation du congé paternité », indique Gwenaëlle Monnier, déléguée syndicale centrale de l’UES1 Auchan Retail Exploitation. La section a voté en faveur d’une signature de l’accord. « Mais malgré notre revendication d’avoir des actions chiffrées, on se retrouve quand même avec des mesures cosmétiques qui n’engagent pas vers une égalité réelle », ajoute-t-elle. Par exemple en ce qui concerne la mixité, où « il n’y a pas d’obligation de résultat. »

Au sein du groupe Thales, une négociation va bientôt s’ouvrir. Un gros travail de préparation s’annonce pour le groupe éga pro de la section CFDT. « Nous avons commencé à passer en revue les accords triennaux, voir ce qui était obsolète, ce que l’on pouvait revoir, corriger et/ou améliorer. Nous voyons que ça bouge aussi dans les autres entreprises ou branches avec le congé menstruel, par exemple », indique Sylvie Rousseau, élue CFDT au CSE de Thales DMS et responsable du groupe de travail. « Notre objectif, c’est d’essayer d’avoir des objectifs et des engagements forts, sinon rien ne change », poursuit-elle. Si la direction du groupe semble volontaire sur ce sujet, l’application des accords peut différer dans les différentes filiales. « Beaucoup de points ne sont pas appliqués, il y a un manque de transparence, et les services RH sont débordés », pointe Sylvie Rousseau.

“Fondamental mais non prioritaire”

Ce manque d’ambition de la part des entreprises, la Dares le confirme dans son rapport « L’égalité professionnelle est-elle négociable ? », paru en avril 2019. Réalisé par une équipe de chercheurs (qui se sont penchés sur les accords d'entreprise qui traitent de l'égalité professionnelle) les conclusions qu'il dresse sont sévères concernant les textes négociés dès 2012 – année à partir de laquelle les entreprises pouvaient être soumises à des sanctions financières si elles n’agissent pas. « C’est bien la menace de sanction qui a obligé les directions à se pencher sur un dossier considéré comme “fondamental mais non prioritaire” ou “non problématique” à première vue », estime le rapport de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques.

Les auteurs relèvent que « les diagnostics chiffrés, lorsqu’ils sont présents, sont souvent de piètre qualité ». Les textes étudiés prennent peu en compte les spécificités et le contexte de l’entreprise : « Alors que le processus de négociation et la forme des textes ont fait l’objet d’un encadrement renforcé, la contrainte quant aux moyens et aux résultats eux-mêmes reste faible. Dans un contexte économique incertain, peu de textes s’engagent sur un budget, a fortiori un budget chiffré, et privilégient des actions “à bas coûts”. Les textes semblent alors davantage entériner des actions déjà existantes […] plutôt que d’en créer de nouvelles. »

Pour compléter ce tableau et l’actualiser, une étude quantitative par les cabinets Sextant Expertise et Sia Partners a été publiée le 30 mars dernier. Elle repose sur l’analyse de 13 200 accords conclus en 2018 et 2022. On en retiendra d’abord que si la législation oblige à traiter trois ou quatre thématiques sur neuf au total (selon que les entreprises comptent plus ou moins de 300 salariés), les entreprises ont tendance à faire mieux. Les rémunérations, l’embauche et la formation sont les thématiques le plus fréquemment abordées ; en outre, l’articulation des temps et la sécurité au travail sont de plus en plus traitées.

En revanche, la thématique « promotion » n’est présente que dans un accord sur deux, et plus les années passent, moins les accords contiennent des mesures contraignantes. Au sujet des rémunérations, peu d’accords prévoient des enveloppes de compensation des écarts salariaux entre les femmes et les hommes (seulement 13 % des accords étudiés). Des résultats « pas très étonnants », affirme Isabelle Nicolas, directrice opérationnelle chez Sextant Expertise. « Ils sont assez cohérents avec ce que nous observons avec les équipes que nous accompagnons à la négociation. » Et d’ajouter : « Négocier l’égalité professionnelle dépend de la volonté des acteurs. Soit la loi est paraphrasée, soit l’accord comprend des mesures innovantes. Or les entreprises ont tendance à innover uniquement lorsqu’elles sont sous contraintes, ce qui peut être dommage. »

Chercher les causes profondes de l’inégalité

Dès lors, comment obtenir un bon accord en matière d’égalité professionnelle ? « Quand il est bien construit, il s’appuie sur un diagnostic qui ne s’arrête pas à une énumération de constats : il faut chercher la racine des inégalités », explique Catherine Guillon, responsable du pôle de compétence égalité professionnelle chez Syndex. « L’autre élément, c’est d’avoir un accord qui contient des mesures concrètes, qui s’attaquent à ces causes racine et qui fixe des objectifs chiffrés, un cap. Il faut aussi des indicateurs qui permettront de suivre le bon avancement de l’objectif, de voir d’où l’on part et comment ça avance. » Enfin, l’accord doit mobiliser tous les acteurs de l’entreprise, notamment les managers. « Nous voyons qu’à partir du moment où ils sont impliqués, les situations peuvent progresser. »

À propos de l'auteur

Fabrice Dedieu
Journaliste

Le code du travail permet aux élus de saisir un expert sur ce sujet pour mieux préparer la négociation. « Il faut que les représentants du personnel s’approprient ce combat-là, qui, certes, peut paraître technique. Avec l’expertise, les négociateurs peuvent monter en compétences et peser vraiment dans la négociation, en revendiquant des mesures concrètes, engageantes et des indicateurs de suivi. Le seul fait de batailler là-dessus, c’est déjà un progrès ! »