L’immigration de travail, indispensable pour préserver notre modèle social

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icone Extrait de l'hebdo n°3967

Un récent rapport du think tank Terra Nova met en avant l'importance de la main-d’œuvre immigrée pour faire perdurer le modèle social français. Il appelle à une révision de la politique migratoire française, en mettant l’accent sur l’accueil de travailleurs étrangers dans des conditions dignes et respectueuses des droits humains.

Par Sabine IzardPublié le 27/05/2025 à 12h00

Le rapport de Terra Nova arrive dans un contexte législatif marqué par l’adoption, en 2024, de la loi Darmanin sur l'immigration, qui a durcit les règles pour les travailleurs étrangers.
Le rapport de Terra Nova arrive dans un contexte législatif marqué par l’adoption, en 2024, de la loi Darmanin sur l'immigration, qui a durcit les règles pour les travailleurs étrangers.© Fred Marvaux/REA

Le message est sans appel : entre 250 000 et 310 000 travailleurs immigrés devront être accueillis chaque année et jusqu’en 2040-2050, pour maintenir le ratio actifs-inactifs et garantir la « soutenabilité » de notre « modèle social », explique le dernier rapport de Terra Nova, publié le 12 mai. À rebours des discours idéologiques ambiants, selon lesquels l’immigration représente un coût excessif pour notre société, il démontre au contraire que les travailleurs immigrés jouent « un rôle économique crucial et complémentaire de la main-d’œuvre native ». Une proposition qui paraît aujourd’hui particulièrement explosive, alors que l’immigration figure parmi les cinq premières préoccupations des Français, selon l'Observatoire de la politique nationale BVA Xsight-RTL, publié le 17 avril. « À charge pour la collectivité nationale d’inventer une politique d’intégration qui rende acceptable l’immigration à venir dont l’origine sera la demande de travail de la France », considère de son côté le think tank.

La France a besoin de 310 000 travailleurs étrangers par an

De fait, la France est confrontée à une double pression : le vieillissement de sa population assorti d’une baisse de la natalité et la baisse du taux d’activité des jeunes générations. Pour compenser cette dynamique, le rapport suggère qu’une immigration de travail est indispensable, notamment dans les secteurs où les besoins en main-d’œuvre sont élevés, tels que les services à la personne, le bâtiment, l’agriculture et la santé, si l’on souhaite préserver « l’édifice des solidarités qui structurent notre modèle social ». Actuellement, environ 20 % des travailleurs dans ces domaines sont d’origine étrangère, et leur absence pourrait entraîner des pénuries de services essentiels, est-il souligné. « Il manque potentiellement 300 000 agents d’entretien, 200 000 aides à domicile, 200 000 chauffeurs, 100 000 aides-soignants dans les années à venir. Qui va occuper ces emplois ? Le système de formation français sera incapable d’y pourvoir », pointe Terra Nova.

La concurrence va s’accroître en Europe dans les années à venir

D’autant que la France est loin d’être un cas isolé. « Beaucoup de pays européens vont connaître ou connaissent déjà des situations analogues à celle qui nous attend », explique Terra Nova. Certains s’organisent pour structurer des filières de recrutement à l’étranger et régulariser des populations sans papiers sur leur sol. Ainsi, en 2023, « la Grèce a passé des accords pour faire venir de la main-d’œuvre d’Égypte et du Bengladesh, notamment dans l’agriculture, qui accuse un déficit de main-d’œuvre estimé à 180 000 travailleurs ». « [En 2021,] la Pologne a délivré plus de 500 000 permis de travail à des travailleurs étrangers, soit une progression de 24 % par rapport à l’année précédente. En Belgique, le patronat réclame des régularisations massives dans la logistique, la construction, l’informatique… [Quant à l’Allemagne,] plusieurs lois ont été adoptées depuis 2021 pour faciliter les régularisations et la reconnaissance des diplômes hors-UE, abaisser les critères d’éligibilité aux visas de travail et mettre en place un système à points sur critères pour faciliter la recherche d’emploi », explique le rapport. Les pays européens vont se faire de plus en plus concurrence pour attirer ces travailleurs immigrés. Le think tank suggère donc une coopération renforcée à ce niveau pour gérer les flux migratoires et garantir une répartition équitable des responsabilités entre les États membres.

Pour la CFDT, “plus que jamais, nous avons besoin de repenser une politique migratoire sur le temps long, respectueuse des personnes, quel que soit leur statut d’emploi et leur pays d’origine.”

Une politique française à sens inverse

Or aujourd’hui, sur le terrain, la réalité est tout autre. Le rapport intervient notamment dans un contexte législatif tendu, marqué par l’adoption, en janvier 2024, de la loi Darmanin sur l'immigration – venue durcir encore les règles pour les travailleurs étrangers. La France est également empêtrée, depuis les années 2000, dans une politique plus sévère de reconduite aux frontières. Elle serait même, depuis 2022, « le pays de l’Union européenne qui chaque année éloigne de son territoire le plus grand nombre de ressortissants de pays tiers », selon l’avocate Marianne Leloup-Dassonville dans son livre France, terre d’écueils. Au cœur de la maltraitance administrative des étrangers. Selon elle, les préfectures ont désormais des objectifs chiffrés en matière d’obligations de quitter le territoire français (OQTF)).

Conséquence : elles n’ont plus le temps, ni les moyens humains, pour traiter convenablement les dossiers de demande d’expulsion. « Je vois souvent dans mon cabinet des clients qui ont toujours séjourné régulièrement en France et qui reçoivent une OQTF à cause d’une erreur ou de négligence de l’administration. Elles ont un emploi, un logement, des enfants scolarisés. Elles participent à la vie sociale et économique du pays, parfois depuis des années », explique Marianne Leloup-Dassonville. « La plupart des préfectures sont surchargées, commettent régulièrement des erreurs de droit face à un cadre juridique particulièrement complexe et rencontrent des difficultés à respecter les délais légaux », confirmait, de son côté, la Cour des comptes, dans un rapport publié en janvier 2024. 

Une révision urgente de la politique migratoire

À propos de l'auteur

Sabine Izard
Journaliste

Terra Nova appelle donc à une révision de la politique migratoire française, en mettant l'accent sur l'accueil de travailleurs étrangers dans des conditions dignes et respectueuses des droits humains.

La CFDT partage en partie les conclusions du think tank : « Le rapport met en lumière la nécessité d'une approche humaine de l'immigration de travail en France. Face aux défis démographiques et économiques, il est essentiel pour la CFDT de repenser les politiques migratoires pour intégrer pleinement et durablement les travailleurs immigrés dans la société française, qui participent activement à la pérennisation de notre modèle social, considère Lydie Nicol, secrétaire nationale à la CFDT. Pour autant, une approche uniquement utilitariste de l’immigration serait de nouveau une impasse : plus que jamais, nous avons besoin de repenser une politique migratoire sur le temps long, respectueuse des personnes, quel que soit leur statut d’emploi et leur pays d’origine, une politique d’investissement durable, inclusive, pour une intégration réussie. »

La liste des métiers en tension enfin publiée !

La liste actualisée des métiers en tension, permettant de régulariser des travailleurs étrangers, a finalement été publiée le 22 mai, après plusieurs reports successifs. Établie région par région, elle énumère les quelque 80 métiers en manque de main-d’œuvre en vertu desquels les travailleurs étrangers peuvent prétendre à un titre de séjour, sous réserve de pouvoir justifier de douze mois de bulletins de salaire au cours des 24 derniers mois, et de trois années de résidence en France. Cette disposition, censée incarner le volet social de la loi portée par l'ancien ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, est applicable jusqu'à fin 2026. 

Parmi les « métiers et zones géographiques caractérisés par des difficultés de recrutement » figurent notamment les « agriculteurs salariés », « aides à domicile et aides ménagères », « aides de cuisine », « cuisiniers », « employés de maison et personnels de ménage », « maraîchers/horticulteurs salariés », ainsi que les employés de l'hôtellerie et du secteur du bâtiment. « C’est évidemment une bonne chose pour le secteur. Ça va faciliter les démarches de régularisation. Mais les postes mentionnés ne correspondent pas aux besoins », réagit Zineb Belambri, secrétaire générale de la CFDT Hôtellerie Tourisme Restauration d’Île-de-France. « Dans le secteur de la restauration, par exemple, seul le métier de cuisinier est classé en tension en Île-de-France, ce qui correspond à un métier déjà très qualifié ! » Dans l’hôtellerie, mêmes difficultés. « Seuls figurent les postes d’employés de l’hôtellerie. Or, la plupart des hôtels font appel à des entreprises extérieures pour ce type de prestations. Leurs salariés relèvent de la convention collective de la propreté. Ils ne sont donc pas concernés ! »

« Le gouvernement a mené une consultation de façade, sans écoute réelle de nos propositions. Sur 39 métiers proposés par la CFDT, un seul a été retenu. Cela illustre bien l’absence de prise en compte des partenaires sociaux dans le processus. Les listes publiées sont quasi identiques à celles proposées en février. Elles reflètent un statu quo figé, ignorant les besoins réels du terrain que nous avions fait remonter », confirme Lydie Nicol. Selon elle, « la révision annuelle des métiers dits “en tension” ne peut devenir le filtre unique de l’accès à un titre de séjour pour les travailleurs sans papiers. Il faut sortir de la logique d’exception et inscrire dans la loi des critères objectifs, clairs et équitables pour toutes et tous. Conditionner l’accès à l’admission exceptionnelle au séjour (AES) aux seuls métiers en tension revient à adopter une approche utilitariste de l’immigration : ne compter les personnes que lorsqu’elles sont “utiles” économiquement », critique-t-elle, appelant la CFDT à rester pleinement mobilisée pour « une politique migratoire respectueuse des droits humains et du travail ».