Les salariés ont pris cher

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Anatomie d’une chute

Cette année, les entreprises ont concédé quelques augmentations, mais elles sont encore largement insuffisantes pour compenser la hausse des prix. Les salariés ont perdu du pouvoir d’achat. De nouvelles négociations vont rapidement s’imposer.

Par Fabrice Dedieu— Publié le 01/12/2023 à 10h00

Manifestation européenne pour les salaires, l’égalité entre les femmes et les hommes et contre l’austérité, le 13 octobre 2023, à Paris.
Manifestation européenne pour les salaires, l’égalité entre les femmes et les hommes et contre l’austérité, le 13 octobre 2023, à Paris.© Thierry Nectoux

Une augmentation de 3 % par ici, 4 % par-là, 5,5 % pour les plus chanceux… Les négociations salariales de ces derniers mois ont débouché sur des chiffres rarement constatés. En effet, ces dix dernières années, les salaires ne progressaient que d’environ 1 % à 1,5 % par an. Mais le pouvoir d’achat des salariés du privé augmentait malgré tout car il n’y avait presque pas d’inflation.

Depuis la fin de 2021, la donne a changé. La France, comme partout en Europe, connaît une forte augmentation des prix qui n’avait pas été observée depuis plusieurs décennies : + 5,2 % en 2022, + 5 % attendus en 2023. Une inflation nourrie par la flambée des prix de l’énergie en lien avec la guerre en Ukraine et l’augmentation des prix des produits alimentaires. La question des augmentations de salaire est donc (re)devenue prégnante dans le quotidien des Français.

Des augmentations inférieures à l’inflation

Face à cette nouvelle conjoncture économique, les entreprises semblent avoir réagi. Dans la branche de la métallurgie, par exemple, qui regroupe 1,5 million de salariés et 42 000 entreprises, sur 375 accords relatifs aux salaires analysés en 2023, les augmentations générales vont de 3,9 % pour les non-cadres à 3,2 % pour les cadres. « Nous observons une forte progression des minima accordés lors des augmentations générales, qui sont autour de 100 euros », note Jean-Louis Turpin, de la Fédération générale des mines et de la métallurgie (FGMM-CFDT). « La branche est plutôt dynamique en matière de revalorisation salariale par rapport à d’autres », analyse le secrétaire fédéral, « surtout parce que celle-ci se porte bien, les carnets de commandes sont pleins ».

“Le décrochage actuel des salaires est révélateur d’un rapport de force en défaveur du monde du travail .”

Philippe Askenazy, économiste du travail au Centre Maurice-Halbwachs

Toutefois, si ces augmentations apparaissent importantes, elles ne permettent pas de combler la hausse des prix. D’après les statistiques du ministère du Travail, le salaire mensuel de base (pour faire simple, la première ligne sur la fiche de paie) tous secteurs confondus a augmenté de 4,7 % entre 2022 et 2023, soit moins que l’inflation. Autrement dit, les salaires ont augmenté avec les prix, mais les augmentations consenties restaient en dessous de l’inflation. Les salariés du privé ont donc bien perdu du pouvoir d’achat ces deux dernières années, ce qui est inédit, selon plusieurs économistes. Seule bonne nouvelle, l’augmentation automatique du Smic (+ 12 % en deux ans) a permis à celles et ceux payés au salaire minimum de suivre l’évolution des prix.

Un rapport en défaveur des salariés

Comment expliquer le comportement des entreprises ? Que s’est-il joué durant les négociations salariales ? Pour Philippe Askenazy, économiste du travail au Centre Maurice-Halbwachs, « le décrochage actuel des salaires est révélateur d’un rapport de force en défaveur du monde du travail ». Il explique qu’avec l’inflation, « les négociations individuelles et collectives sont devenues cruciales pour l’évolution des salaires ». Or « les ordonnances travail d’Emmanuel Macron ont affaibli les acteurs syndicaux. Ils peuvent être débordés, en manque d’expertise et en difficulté pour mener les négociations. En face, les entreprises ont pu avoir peur d’une boucle prix/salaires. Par ailleurs, sur certains marchés du travail, des entreprises dominent et ont la capacité de fixer le prix du travail, malgré le taux de chômage et les pénuries de main-d’œuvre. Enfin, l’État, en n’augmentant pas le traitement de ses agents, n’impulse pas une dynamique dans le privé ».

Mathieu Plane, économiste et directeur adjoint du département Analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), voit aussi dans la frilosité des entreprises à augmenter les salaires les effets de la conjoncture : « La projection n’était pas forcément évidente, avec une situation économique incertaine. Depuis la crise Covid, il y a eu une perte de productivité significative, avec beaucoup d’emplois créés et peu de croissance. »

Une conjoncture qui change

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Fabrice Dedieu
Journaliste

Cependant, ajoute-t-il, « les mesures de soutien ont permis aux entreprises de bien passer la crise. Aujourd’hui, le taux de marge, en moyenne, des entreprises est relativement élevé, avec des comportements opportunistes de certaines qui ont augmenté leurs prix au-delà de leurs coûts ». Une fenêtre de tir apparaît donc pour obtenir de nouveaux gains de pouvoir d’achat, alors que l’inflation semble ralentir en cette fin d’année. « Si la situation persiste, que les entreprises ont bien encaissé le choc de l’inflation, les salariés seront en mesure de demander des augmentations de salaire significatives, au-delà de l’inflation anticipée », souligne Mathieu Plane. Et de conclure : « Je pense que l’année 2024 sera celle du retour des gains de pouvoir d’achat pour les salariés. » Le prochain cycle de négociations dans les entreprises nous le dira. 

Un accord national sur le partage de la valeur

Après plusieurs semaines de discussions, organisations syndicales et patronales se sont mises d’accord le 10 février pour signer un « accord national interprofessionnel (ANI) relatif au partage de la valeur au sein de l’entreprise ».

Ce texte prévoit la mise en place, au plus tard au 1er janvier 2025, d’un « dispositif de partage de la valeur » dans les entreprises de 11 à 49 salariés. Il peut être, au choix, une prime de participation, une prime d’intéressement, une prime de partage de la valeur (ancienne prime Macron) ou un abondement à un plan d’épargne d’entreprise (PEE), interentreprises (PEI) ou retraite (PER). Par ailleurs, concernant la prime de partage de la valeur, les partenaires sociaux souhaitent qu’elle puisse être versée sur un plan d’épargne d’entreprise ou retraite et qu’elle reste défiscalisée lorsqu’elle est versée par une entreprise de moins de 50 salariés.

L’accord prévoit également que les résultats exceptionnels dans les entreprises de 50 salariés et plus puissent provoquer un supplément de participation ou d’intéressement pour les salariés. Les partenaires sociaux ont souhaité créer un nouvel outil, le « plan de partage de la valorisation de l’entreprise », qui permettra de verser des primes aux salariés selon la variation de la valorisation de l’entreprise sur une période donnée. Enfin, le développement de l’actionnariat salarié est encouragé avec l’ouverture d’une plus grande portion du capital aux salariés.

Parce qu’un certain nombre de ces dispositions nécessitent des modifications législatives, l’accord, sous la forme d’un projet de loi, est en cours d’examen par le Parlement, et devrait être adopté d’ici à la fin de l’année.