Decathlon : le courage d’alerter

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iconeExtrait de l’hebdo n°3884

Des salariés sous anxiolytiques, qui subissent des reproches ou effectuent des heures de travail non rémunérées. Des collègues harceleurs, des managers toxiques, des locaux parfois inadaptés. Dans plusieurs magasins Decathlon, des élus CFDT ont utilisé leur droit d’alerte et mis l’employeur devant ses responsabilités.

Par Claire Nillus— Publié le 25/07/2023 à 12h00

De gauche à droite : Justine et Kim…
De gauche à droite : Justine et Kim…© DR

En France, Decathlon compte 329 magasins, 16 entrepôts et 22 500 salariés ; en 2021, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de plus de 4,5 milliards d’euros. Un joli palmarès. Seulement, depuis quelques années, les élus CFDT constatent une augmentation vertigineuse des risques psychosociaux au sein des équipes. Les raisons sont nombreuses : problèmes d’organisation du travail, de management, de communication, de sexisme, de racisme… À plusieurs reprises, Justine Ammeloot, élue CFDT du CSE de la région Nord, et Kim Ung, élue CFDT du CSE de la région Centre-Ouest et représentante syndicale au CSE Central, ont alerté la direction en lui rappelant chaque fois ce que spécifie le code du travail : « Si un membre de la délégation du personnel au comité social et économique constate, notamment par l’intermédiaire d’un travailleur, qu’il existe une atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles dans l’entreprise qui ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnée au but recherché, il en saisit immédiatement l’employeur […] » (article L2312-59). Mais il faut du courage pour affronter la direction. Justine et Kim n’en manquent pas et ne se sont pas démontées malgré les tentatives de déstabilisation dont elles ont fait l’objet.

Assignées en justice

« Ma première alerte a porté ses fruits. Un jeune salarié de 20 ans était harcelé par une collègue plus âgée. Nous avons obtenu un changement de poste pour lui et, aujourd’hui, ils ne travaillent plus ensemble, précise Justine. En revanche, avec Kim, nous avons lancé une autre alerte contre la directrice d’un magasin de Neuville-en-Ferrain [Nord], laquelle nous a attaquées en justice pour propos diffamatoires. »

Les faits relatés dans l’alerte en question détaillaient un management nocif et la fatigue des salariés à cause du manque de personnel, se demandant « ce qui allait leur tomber dessus » en arrivant le matin avec la boule au ventre. Certains parlaient d’heures travaillées non payées, d’autres se sentaient épiés, décrivant une ambiance de travail dégradée.

« L’avocat de la partie adverse m’a reproché d’écrire au présent notre alerte (“les salariés sont harcelés”) au lieu d’employer le conditionnel (“il semblerait que…”), confie Kim. Depuis, j’ai appris à prendre du recul par rapport à mes émotions, ce qui n’est pas facile lorsque vous avez en face de vous une personne en pleurs, désespérée. » Au cours de l’enquête qui a suivi l’alerte, une vingtaine de salariés ont toutefois confirmé les faits mettant en cause le management brutal de la directrice du magasin et prouvant la bonne foi des élues. Non seulement le jugement a été prononcé en leur faveur mais il acte clairement que « la problématique des risques psychosociaux est devenue prégnante au sein de la société Decathlon depuis plusieurs années en raison notamment des réorganisations, de la complexification des tâches, de l’individualisation et de l’organisation du travail, des exigences et sollicitations accrues dont font l’objet les salariés en interne comme à l’égard de la clientèle ». Une belle victoire pour la CFDT.

« La règle de base est de bien sourcer les faits que l’on dénonce, poursuit Kim. Car même si c’est l’enquête menée conjointement par l’employeur et le représentant des salariés qui doit prouver les faits, avant de lancer l’alerte, je demande toujours aux salariés des écrits dans lesquels ils me racontent en détail leur situation de travail. Je ne communique jamais ces témoignages mais ils peuvent se révéler très utiles pour discuter, le cas échéant, avec l’inspection du travail, le médecin du travail et, bien sûr, le juge. »

Faire émerger des sujets de l’ombre

Les stratégies de la direction pour minimiser l’action des deux militantes, celles-ci les connaissent bien dorénavant : faire traîner le commencement de l’enquête, définir ses modalités sans les y associer, désigner un élu d’une autre organisation syndicale pour la réaliser, intimider les salariés afin qu’ils ne parlent pas ou leur demander de répondre par écrit uniquement. « Si les salariés ont peur des représailles, cela ne prouve pas que l’on a tort, alors on ne lâche rien », réplique Kim. « En tant que troisième organisation syndicale derrière la CFTC et l’Unsa Snad, c’est notre manière de faire émerger le sujet des risques psychosociaux au CSE. D’autant plus que nous sommes les seuls à le faire, les autres syndicats ne se mouillent pas. Alors, même si tout ne peut pas être résolu par ce biais, nous sommes un caillou dans la chaussure de l’employeur ! »

À propos de l'auteur

Claire Nillus
Journaliste

La directrice de Neuville-en-Ferrain a finalement été mutée à un autre poste. À Angers, un responsable de rayon qui tenait des propos sexistes et racistes a été licencié. En région Centre Ouest, un directeur régional fait actuellement l’objet d’une enquête. À Marseille, un directeur de magasin s’adonne au recel de marchandises et oblige les salariés à travailler par 30 °C tandis que la climatisation est en panne… « Les salariés interrogés parlent autour d’eux. Ils voient que nous agissons, et la CFDT en sort grandie. » Car même si les élues et la direction ne parviennent pas forcément à s’accorder sur ce qui doit être mis en place, lorsque l’inspection du travail a été saisie, cela laisse toujours une trace. Difficile de dire ensuite : « On ne savait pas… »