Besoin d’amour

iconeExtrait du magazine n°502

Voix et parolier du groupe Zebda, il est aussi l’auteur d’une saga truculente sur son enfance dans les quartiers nord de Toulouse. Entre les dérives d’un islam moyenâgeux et une France flippante où l’extrême droite bombe le torse, il nous interroge. C’est qui, un vrai Français ? C’est quoi, les autres ?

Par Claire Nillus— Publié le 29/03/2024 à 10h00

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© Cyril Badet

Vous avez abondamment écrit sur ce que vous appelez votre « névrose identitaire », votre « part de Gaulois », votre « part de Sarrasin », et ce tête-à-queue permanent entre les deux. Où en êtes-vous maintenant ?

Toujours pareil ! J’ai couru derrière la famille « France », qui me disait : «Voilà, si tu franchis un certain nombre d’obstacles, tu seras des nôtres.» Je les ai tous franchis mais je ne me suis pas senti des fameux « nôtres ». Puis j’ai couru derrière ma famille, mes racines, de l’autre côté de la mer, le paradis originel. J’y suis allé, c’était une pure illusion. Finalement, j’ai arrêté de courir derrière les autres, je me suis dit que je serai peut-être seul mais que je serai moi. Trop de Blancs, ce n’est pas moi, trop des miens, ce n’est pas ma famille non plus.

Votre jeunesse se situe dans le sillage de la guerre d’Algérie et avant les attentats du 11 septembre 2001. Au milieu, il y a l’élection de François Mitterrand et la sidération qui l’a accompagnée dans votre entourage. Au final, qu’est-ce que ça a changé dans les quartiers ?

Effectivement, à la maison, papa était catastrophé puisqu’en tant que ministre de l’Intérieur, en 1954, Mitterrand a fait guillotiner les résistants musulmans. Mon père a perdu quatre frères pendant la guerre d’Algérie. En revanche, au lycée où j’étais, il y avait une sorte d’euphorie et je me suis mis à planer en pensant que le racisme allait disparaître de la surface de la Terre. On allait enfin vivre ce que l’humain poursuit depuis des millénaires : la fraternité, l’universalité ! Mais cette promesse de la gauche ne s’est pas réalisée et la grande désillusion s’est emparée de nous.

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire que nous étions déjà trop… En 1989, Mitterrand estimait que la France avait atteint son seuil de tolérance dans les années 1970. Avec Giscard et son projet de prime de retour au pays, nous étions déjà trop. Et encore avant, quand nos grands-parents faisaient la guerre de 1914, nous étions déjà trop. Ainsi, plutôt que dire frontalement : « Oui, la France sera cosmopolite et universelle, que vous le vouliez ou non, parce que l’immigration est un mouvement permanent, qu’on le veuille ou non », on n’a pas préparé les Français. Et maintenant, on frôle la préférence nationale.

“Écrire la misère, c’est écrire la douleur, c’est flageller les siens… et se flageller soi-même.”

Dans vos livres, vous mettez quand même les pieds dans le plat ! Vous n’hésitez pas à dresser la carte idéologique idéale pour le RN. Dans quel but ?

C’est une forme de justesse. Je ne veux pas angéliser… je ne veux pas raconter que nous sommes des enfants de chœur, ni nos parents, ni nous-mêmes, ni nos enfants… et, en effet, cela me conduit à raconter des choses désagréables… Écrire la misère, c’est écrire la douleur, c’est flageller les siens… et se flageller soi-même.

Est-ce que vous discutez avec des gens qui votent RN ?

Non, je n’ai pas les arguments pour les convaincre. J’en connais, ils ont beaucoup d’estime pour moi et ils votent RN. Ce sont des gens profondément sympathiques et désespérés. Lorsque toutes les promesses ont été faites ces dernières années, comment empêcher le désespoir de ces gens qui ont eu une vie misérable ? Ils me disent : « Magyd, on t’aime mais on souffre… ».

Du côté de la francité, là non plus vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère. Je vous cite : « La France m’ouvre les bras et en même temps elle me gifle. »

Oui, car la France m’a tout donné, comme il lui arrive de tout donner à des gens issus des classes populaires. On peut naître dans des quartiers terribles et avoir un itinéraire exceptionnel. Je n’ai pas eu un parcours exceptionnel mais positif, intéressant ; je suis de cette République qui m’a tout donné mais qui n’a rien donné à mes parents, à mes voisins, à l’immensité misérable des quartiers populaires.

“Mes parents ont vécu plus d’un demi-siècle avec la terreur d’être expulsés ! Il leur a manqué une étreinte… Jamais la République ne les a étreints.”

« Vote si tu veux mais ne le dis à personne », dit votre mère. Pourquoi ?

Car les Français oublient que nos parents ont vécu tétanisés toute leur vie. Ils sont venus en France au début des années soixante et ma mère, 85 ans aujourd’hui, a encore peur d’être expulsée si elle dit quelque chose de mal… Il faut le savoir ! Mes parents ont vécu plus d’un demi-siècle avec la terreur d’être expulsés ! Il leur a manqué une étreinte… Jamais la République ne les a étreints.

Cela revient à dire : « Vous êtes Français mais vous n’êtes pas d’ici » ?

Oui, et si vous repartez, on ne va pas en faire une diarrhée… Dans la mémoire collective des Français, les Algériens ont un « chez eux », donc peu ou prou, que ce soit avec un coup de pied au cul ou en business class, ils peuvent rentrer « chez eux ». Cette idée n’a pas été éteinte. Quand Mitterrand arrive et qu’on l’interpelle en 1983 avec la Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme, surnommée « Marche des beurs », il nous offre une carte de résidence… pour dix ans.  Et on lit entre les lignes. « On va vous tolérer pour voir si l’immigré est soluble dans la République. » Cela a été le premier pas vers le précipice. Pourquoi ne nous donnait-on pas une carte d’identité au lieu d’une carte de résidence ? Comment faire infuser ainsi l’amour de la France ?

Même à l’école, vous racontez que les livres ne disaient rien de bien sur vous. Faut-il changer les programmes scolaires ?

Ça commence à bouger. Je fais partie d’une génération où, dans nos livres d’histoire, Charles Martel arrête les Arabes à Poitiers, il est blond aux yeux bleus avec un catogan, droit, magnifique, nez aquilin. Face à lui, des Arabes, les dents cassées, des chevaux gueules béantes. Nous, on s’identifiait aux Arabes: «Nous sommes donc comme ça!»

À partir de là, il faut rattraper ce problème d’identification. Dès l’école primaire, le mal est fait. On ne se rend pas compte du travail qu’il faut faire après pour se réidentifier à autre chose! Et comme nos parents étaient illettrés, n’avaient pas d’histoire, pas de patrimoine, quand l’école républicaine, obligatoire et laïque nous a proposé des ancêtres gaulois, on a adhéré! On avait des ancêtres, certes blonds, tressés, yeux bleus, mais comme on n’avait pas d’ancêtres, ceux-là valaient bien les autres!
En revanche, après 17
heures, il n’y a plus d’école, il y a la vérité, et tu redeviens un bougnoule.

Qui ira voir le film sorti fin janvier d’après votre livre Ma part de Gaulois, hormis, comme vous les désignez, « d’adorables petits Blancs de gauche » ?

La réponse est dans la question. Qui va me lire ? Qui vient voir Zebda ? Des Blancs progressistes ! On ne peut pas être pauvres et consommateurs de culture. Souvent, on entend : « Voici tout l’argent que l’on a mis, on a construit une médiathèque, personne n’y entre. » Car s’il n’y a pas l’initiation – et l’affection – qui va avec, ça ne marche pas.

Je le sais d’autant mieux que je connais mon parcours. Très tôt, j’ai été dans un bain d’apprentissage. Ma mère a mobilisé une armée secrète autour de nous ! Éducateurs, religieuses, curés, professeurs : tout le monde venait à la maison. Ma mère se rendait toutes les semaines au collège, au lycée, s’informer de l’état de notre scolarité. Elle frappait aux portes, venait voir tel proviseur, tel principal, et les menaçait : « Ils ne quitteront pas la trajectoire scolaire ! » Il y a quarante ans, imaginez cette mère, avec ses sept enfants et ses 800 euros de salaire, tendre un billet de cinquante euros à un étudiant pour nous rattraper ! Encore aujourd’hui, je sens le poids de ce billet sur mes épaules.

Vos livres et vos chansons sont à la fois pleins d’humour et de désespoir. Que voulez-vous que l’on en retienne ?

À propos de l'auteur

Claire Nillus
Journaliste

Je cherche à montrer que nous, gens de l’immigration, nous n’existons pas dans le récit français. Première Guerre mondiale, Seconde Guerre, reconstruction de la France, Marche des beurs… nous n’existons pas. Je dis aux Français : « Eh ! vous ! Il y a des Français qui ont traversé votre histoire un jour, vous ne les avez pas vus… » Je cherche à raconter comment nous en sommes arrivés là, français sans l’être devenus.