Extrait du magazine n°492
Depuis leur rachat par Alstom en 2021, les salariés de l’usine d’assemblage de trains de Crespin (Nord) dénoncent une absence totale de dialogue social. Pour forcer la direction à revenir autour de la table des discussions, la CFDT a institué les « vendredis de la colère » : une grève hebdomadaire particulièrement suivie par les ouvriers de production depuis près de deux ans.

En colère, énervés, affligés mais toujours aussi combatifs. Les élus CFDT d’Alstom Crespin n’ont pas l’intention de lâcher le morceau. Depuis deux ans, ils se battent, d’abord en intersyndicale puis seuls, pour se faire entendre d’une direction sourde à toutes les formes de revendications. «Nous sommes pourtant à la CFDT. Nous avons la culture du dialogue et de la proposition, mais rien n’y a fait jusqu’à présent, résume Pascal Lussiez. Nous avons beau avoir tendu la main plusieurs fois, la direction ne s’en est pas saisi.»
Pour ce délégué syndical expérimenté, la colère est à la hauteur de son attachement à cette usine qui fabrique des trains depuis la fin du XIXe siècle. Une usine située au carrefour du ferroviaire français, non loin de Valenciennes et à quelques encablures de la frontière belge.
Véritable mémoire du lieu, Pascal a plus de trente ans d’ancienneté dans l’entreprise. Il y est entré sans qualification et a gravi petit
à petit les échelons grâce aux formations proposées jusqu’à devenir technicien spécialisé. « Avec les cours du soir, on pouvait même devenir cadre », explique-t-il. Lui a préféré l’engagement syndical.
À ses côtés, les élus CFDT sont majoritairement des ouvriers spécialisés, fiers de travailler dans le ferroviaire, fiers de leur usine – fleuron du groupe Alstom, dont le carnet de commandes ne désemplit pas –, fiers de leur savoir-faire. Fiers… et têtus. Quand l’usine, qui appartenait au groupe canadien Bombardier, est rachetée par le français Alstom en 2021, les ouvriers syndiqués ont exigé, de manière tout à fait normale, voire banale, de signer un accord de méthode visant à préserver les accords et les usages en cours dans l’entreprise, tout en réfléchissant à l’intégration de l’usine dans le groupe Alstom. Et c’est à ce moment-là que la situation a dérapé.

Des objectifs théoriques intenables
Les NAO (négociations annuelles obligatoires) cette année-là se passent très mal. Alstom prétexte un endettement excessif de Bombardier pour ne pas augmenter les salaires. Dans le même temps, Alstom décide finalement de faire de Crespin une filiale autonome et donc de ne pas l’intégrer dans le groupe.
Enfin, l’entreprise nouvellement rachetée tente de supprimer une semaine de vacances estivales pour tous les salariés en production (l’entreprise ferme traditionnellement trois semaines l’été) pour « rattraper les retards dus à la difficulté d’approvisionnement de certaines pièces ». La goutte d’eau de trop… L’ensemble des organisations appellent à la grève et obtiennent la totalité de leurs vacances bien méritées.
Mais cette première victoire syndicale n’empêche pas la situation de se dégrader. Les conditions de travail sur la chaîne de production ne cessent de se détériorer au fur et à mesure que le carnet de commandes se remplit. « Il faut aller toujours plus vite. Avant, on mettait trois jours pour finir une voiture de train, aujourd’hui, il faudrait le faire en un jour », résume Loïc Szalkowski, élu au CSE pour la CFDT.
Alors qu’avec les difficultés d’approvisionnement, cet objectif théorique est intenable et met tous les collègues sous pression. « La ligne de montage est totalement désorganisée, mais il faut avancer, explique Jonathan Brylak, lui aussi élu au CSE. Du coup, on se marche dessus et certains salariés finissent par s’engueuler. Après ça, la direction se plaint qu’on ne tienne pas les objectifs alors qu’on fait tout pour y arriver quand même. »

Récemment, c’est l’apparition de tablettes numériques qui a mis le feu aux poudres. Leur utilisation demande du temps, il y a des bugs… de quoi rajouter du stress au stress. « On perd le sens de notre travail et un esprit d’équipe qui faisait que l’on s’entraidait entre les différents métiers de la chaîne, explique un élu. La tablette rend le travail très individuel. Chacun a sa tâche répertoriée, et plutôt mal répertoriée. »
Le recours massif à l’intérim est une autre pomme de discorde. Ils sont près de 400 intérimaires en production. Et lorsqu’il y a des créations de postes en CDI, les plus anciens ne sont pas prioritaires. D’où une démotivation et du ressentiment pour beaucoup. « Les intérimaires sont obligés d’être dociles pour avoir l’espoir d’être embauchés un jour », dénoncent les élus.
La section a eu l’idée de proposer de faire grève le vendredi en appelant les salariés à rester chez eux. Une forme de semaine de quatre jours de protestation.
C’est dans ce contexte tendu que sont nés les vendredis de la colère. L’idée est partie d’un constat : il était difficile de convaincre les salariés de se mettre en grève et de manifester devant l’usine. Face à la pression de la direction, ils finissaient par retourner à leur poste. Qu’à cela ne tienne, la section a eu l’idée de proposer de faire grève le vendredi en appelant les salariés à rester chez eux. Une forme de semaine de quatre jours de protestation. La formule connaît un vif succès. Plus d’une centaine de salariés s’arrêtent certains vendredis. « Après quatre jours de travail, on n’en peut plus. C’est dur physiquement. Refuser de venir le vendredi est un pied de nez à la direction », explique un élu.
Et, financièrement, la caisse de grève de la CFDT permet de limiter les dégâts. La section syndicale est d’ailleurs passée de 30 adhérents à une centaine depuis le début du conflit.
Même si la direction se garde bien de le dire, cette mobilisation commence à payer. Les NAO ont été bien meilleures cette année, et les ouvriers ont bénéficié de nombreuses primes. Et le vendredi, les salariés peuvent également venir plus tôt pour finir plus tôt et ainsi profiter d’un long week-end, alors que c’était interdit auparavant. Pour autant, la CFDT n’est pas encore parvenue à rassembler tout le monde autour de la table pour aborder calmement les problèmes. « Nous sommes prêts à arrêter ce mouvement si l’on parvient à un accord. Cesser de travailler le vendredi n’est pas une fin en soi, mais nous pouvons continuer longtemps comme ça si rien ne bouge, prévient Loïc. Les salariés nous suivent, il est hors de question de les lâcher. »