À la Gerbe Savoyarde, la condition ouvrière recule de cinquante ans

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iconeExtrait de l’hebdo n°3870

Face à la détérioration des conditions de travail et l’absence de dialogue social avec la direction, plusieurs salariés ont décidé de s’investir dans le collectif syndical. La nouvelle équipe CFDT, qui vient de remporter les élections professionnelles, veut faire bouger les choses.

Par Anne-Sophie Balle— Publié le 18/04/2023 à 12h00

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© Franck Crusiaux/RÉA

Pains, brioches, galettes, pâtisseries et, désormais, snacking… : la Gerbe Savoyarde, entreprise familiale indépendante implantée à quelques encablures d’Annecy, conçoit pour les professionnels de la distribution et de la restauration toute une gamme de produits depuis près d’un demi-siècle. Au bout de l’usine, les travaux d’agrandissement déboucheront d’ici à la fin de l’été sur une nouvelle ligne de production. Une politique d’investissement étonnante, tant la modernisation du bâtiment contraste avec l’usure visible des salariés que l’on dirait tout droit sortis d’un roman de Zola.

Froid, bruit, port de charges, cadences élevées, horaires de nuit… : ici, tous les critères de pénibilité sont réunis, mais aucun n’est reconnu. Au service pétrissage, c’est l’hécatombe : déjà six salariés se sont fait opérer d’un genou, quand ce n’est pas des deux, mais aucun ne l’a déclaré en maladie professionnelle. « On n’a pas fait forcément le lien avec le travail », lâche Abdel, l’un des plus anciens salariés de la boîte. Après des années de bataille, l’infatigable déléguée syndicale Émilie Pommier a tout de même obtenu (avec le soutien de l’équipe administrative) l’achat d’un robot palettiseur, le premier en vingt ans, afin de soulager la pénibilité liée à certaines tâches.

Abdel et Émilie.
Abdel et Émilie.© Syndheb

Des accidents du travail à répétition

Mais pour le reste, « la médecine du travail n’est pas très insistante », déplore-t-elle, et il faut compter sur le turnover pour espérer un changement de poste et des conditions de travail moins difficiles. C’est le cas d’Apolline Martin, qui, après des années passées à la pâtisserie fraîche, vient tout juste de passer au précuit. « Il a fallu être patiente ! », assure la jeune femme sur le quai de chargement du bâtiment, très vite rejointe par Olivier Ducrettet, charlotte sur la tête et casque sur les oreilles. Élu CSE depuis les élections de mars 2022, Olivier est un ouvrier « cabossé ». Sa dernière affectation à l’atelier viennoiseries (juste en face) lui a d’ailleurs valu deux accidents du travail, avant qu’il soit finalement rapatrié au précuit. « Le médecin du travail a spécifié que je ne devais pas travailler debout plus de trois heures ; dans les faits, c’est impossible. Le siège qui m’avait été affecté pour que je puisse m’asseoir n’est plus là. Alors, le soir, ça tire vraiment », explique Olivier, qui cumule aujourd’hui double hernie discale et polyarthrite.

Olivier et Émilie.
Olivier et Émilie.© Syndheb

Les conditions de travail ont atteint un niveau critique tel qu’une personne dédiée aux TMS, rattachée au responsable de site, a été embauchée en 2019. « Mais elle est repartie peu de temps après et n'a jamais été remplacée. La direction devrait se soucier davantage de la santé de ses salariés, qui sont de plus en plus nombreux à partir1, précise Émilie. Ne reste alors que la main-d’œuvre intérimaire et étrangère, de plus en plus nombreuse et peu au fait de ses droits, qu’on emploie à l’envi. Ce sont eux qui ramassent ! »

Le treizième mois… au bout de cinq ans d’ancienneté

Côté salaires, les employés de la Gerbe Savoyarde ne sont guère mieux lotis. Déjà, plusieurs coefficients ont été rattrapés par la hausse du Smic, et les NAO1 (qui auraient dû débuter en février) ont pris du retard. Les salariés, tous travailleurs de la deuxième ligne (ils ont fourni les grandes surfaces durant la pandémie), attendent encore un signe de reconnaissance sous une forme ou une autre. « On a bien eu 400 euros de prime Covid mais, concrètement, si ce n’est pas imposé par le président de la République, on ne voit rien venir », résume Abdel. Ici, pas question de partage de la valeur, et le treizième mois n’est versé qu’au bout de cinq ans, la moitié au bout de trois. Une « particularité » certes inscrite dans la convention collective de la boulangerie industrielle, mais à laquelle la direction refuse, sans surprise, de déroger…

La volonté de s’investir dans le collectif

Quand on l’interroge sur l’état du dialogue social au sein de l’entreprise, la déléguée syndicale marque un temps de réflexion. « Archaïque et inexistant », finit-elle par lâcher, avec une certaine émotion. Secrètement, elle espère que l’arrivée récente de la nouvelle DRH, « apparemment plus ouverte au dialogue », changera la donne. Elle veut également compter sur la nouvelle équipe CFDT dont elle est allée chercher les membres les uns après les autres, avant les élections, pour les mettre sur les listes. Un travail titanesque et, finalement, beaucoup de nouveaux arrivés désireux de s’investir dans le collectif, à l’instar de Mandy Chalon, comptable, ou de Sébastien Lamothe, pétrisseur. « Si on veut que ça avance, il faut qu’on se bouge », assure Sébastien. « J’ai toujours eu le sens du contact pour aller vers les gens et les écouter. Alors, quand Émilie est venue me voir, j’ai décidé de me lancer », nous confie Mandy. De son côté, Émilie voit dans cette nouvelle équipe où tous les services sont représentés l’espoir de recréer ce collectif qui semble tant manquer à l’entreprise.

Alors qu’ils s’apprêtent à assister à leur première réunion, plusieurs élus expriment leurs souhaits. Si quelques-uns montrent un certain intérêt à « comprendre comment fonctionne l’entreprise de l’intérieur », la majorité répond vouloir travailler sur les conditions de travail et intégrer la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT). Comme une évidence dans cette entreprise d’un autre temps, où les salariés aspirent à un peu de considération et, pourquoi pas, à récolter le fruit de leur labeur.